Quand la Brasserie nationale titille le leader de l’eau minérale Rosport 

Duopole

Les responsables de la Brasserie nationale pour le développement de Lodyss nous accueillent lundi dans la salle de dégustation d
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 07.08.2020

Lodyss. L’audace, ou le culot ? Après quelques semaines de mise en route, les observateurs qualifient de « coup de maître » la dernière offensive du magnat de la bière luxembourgeoise, Georges Lentz. À 71 ans, le patron de la Brasserie nationale (Bofferding et Battin) attaque le leader incontesté de l’eau minérale en bouteille : Rosport. Voilà 45 ans que le Stater, héritier de la brasserie Funck-Bricher dans le Grund (reprise par son père à sa cousine Maria Funck après la Deuxième Guerre mondiale), œuvre à l’érection d’un champion national brassicole. Après la fusion en 1975 avec la brasserie de Bascharage, Georges Lentz, rapatrié du Midwest américain pour l’occasion (il effectuait ses études à la Miami University of Ohio), a hissé Bofferding en tête des ventes de bières au Grand-Duché, doublant Diekirch-Mousel et survivant au déclin de la consommation fatal à Henri Funck, Clausen et même Funck-Bricher. (Cette dernière ressuscitera en 2019 par le miracle du marketing.) La réussite est notamment passée par l’acquisition au cours des années 1990 des distributeurs Hippert puis Munhowen. C’est l’autre coup de maître. Ces plateformes ont facilité l’intégration verticale pensée par Georges Lentz, particulièrement via la signature de baux (pour la location de cafés liés à des licences pour l’exploitation de débits alcoolisés) entre les propriétaires des cafés et leurs exploitants, ainsi que de contrats de distribution de bière assortis de clauses d’exclusivité (l’exploitant doit par exemple vendre 80 pour cent de la production du brasseur-bailleur). La Brasserie de Luxembourg (Diekirch-Mousel) et la Brasserie nationale se partagent l’essentiel des licences, relève le Conseil de la concurrence dans un rapport d’enquête sectoriel (qui a exigé deux ans de travail) rendu en mars 2019. Riche de ces constatations et après ciblage de certaines pratiques, l’institution qui veille au respect du droit de la concurrence a par la suite communiqué des griefs à la Brasserie nationale pour qu’elle revoie ses contrats passés avec les débits de boisson. « Ils peuvent toujours demander », répond l’espiègle Georges Lentz ce mercredi, interrogé à ce sujet. « Nous ne sommes pas d’accord avec la méthodologie et menons des discussions avec le Conseil de la concurrence », poursuit-il, pour prouver que Bofferding et Munhowen n’abusent pas de leur position dominante sur le marché. 

Au cours d’un déjeuner partagé cette semaine à la brasserie, le truculent entrepreneur confesse qu’on souhaite toujours transmettre l’entreprise dans un meilleur état qu’elle ne l’était quand on l’a récupérée. Georges Lentz Jr (de son vrai nom, car fils de Georges Lentz) s’apprête dans les prochaines années à passer la main à la dixième génération, ses enfants Isabelle et Mathias. Quelle a été l’ambition du patriarche pour transformer l’entreprise ces quarante dernières années ? Mettre la main sur toutes les marques locales pour prendre un maximum de parts de marché aux bières étrangères nationalement, créer des synergies et attaquer l’international avec la marque phare. L’entreprise aurait ainsi répondu aux besoins d’économies d’échelle et à une plus grande cohérence stratégique, notamment pour organiser la distribution au niveau national et à l’étranger. Mais Diekirch et Mousel, réunies dans la Brasserie de Luxembourg, ont été rachetées en 2002 par Interbrew, devenue AB-Inbev, leader mondial du secteur. À Wiltz, la dorénavant troisième brasserie nationale, Simon, revendique son indépendance. Seule Battin, en 2004, a succombé aux avances de Georges Lentz. Assis sur une pile de cash (Georges Lentz parle de « surcapitalisation ») amassée par une gestion en bon père de famille associée à des investissements bien sentis, Georges Lentz entrevoit, les limites de la croissance externe. Le développement commercial sature localement pour la bière. Soixante pour cent de la production est vendue au Grand-Duché. Il s’étend aussi loin que possible dans la Grande Région, mais se confronte aux potentats locaux et aux difficultés à distribuer. Bofferding se boit jusqu’en Alsace en passant par Reims ou Lille en France (quinze pour cent de ventes) et sur la province du Luxembourg en Belgique (25 pour cent). 

Argent liquide

Quelques percées commerciales à l’étranger construisent le pan narratif de la Brasserie nationale. Des restaurateurs chinois de la rue d’Anvers à Luxembourg - « parmi les premiers à ouvrir un restaurant asiatique au Luxembourg il y a plus de vingt ans, maintenant chaque village en compte au-moins deux », complète Georges Lentz - ont lancé la marque de Käerjeng dans l’Empire du milieu autour de 2010. Cette seule famille d’entrepreneurs de la restauration a écoulé quelque 500 hectolitres par an en Chine. Le fantasque (mais doué en affaires) Georges Lentz cite également un importateur camerounais rencontré en 2019. « Il a voulu deux containers complets. Il est arrivé avec un sac en plastique rempli de billets. On lui a dit que ça ne marchait pas comme ça », raconte-t-il, et qu’il fallait régler par virement, notamment pour répondre aux exigences antiblanchiment. Pour le cas d’espèce, Georges Lentz précise que la banque a renseigné les informations requises pour établir la traçabilité de l’argent. D’une manière générale toutefois, l’expansion géographique (à laquelle on ajoute les bourgades américaines peuplées par la diaspora luxembourgeoise l’Irlande, l’Islande ou le Panama, « tous les pays avec lesquels le Luxembourg a des liens ») coince, notamment du fait de barrières administratives et tarifaires. Le réel effort en termes de diversification produits - « les gens trouvaient que nous étions ennuyeux », dit Georges Lentz - arrive aussi à ses limites. Le maître brasseur Maurice Treinen remarque que la brasserie produisait seulement deux bières à son arrivée il y a 23 ans. « La Bofferding en fût et la Bofferding en bouteille », plaisantent ses représentants. Maintenant, la Brasserie nationale vend quatorze bières « maison », mais elle ne s’arrête pas là.

Il y a une dizaine d’années, Georges Lentz a voulu diversifier la provenance de l’eau afin de répondre à ses différents besoins. Il faut à la Brasserie nationale quatre litres du liquide pour produire un litre de bière (pour la composer, mais aussi pour nettoyer les installations). La brasserie pompait uniquement à 80 mètres de profondeur. Elle a entrepris un nouveau forage. Cent mètres. 150. 170. « Plus c’est profond, plus c’est cher », grimace Georges Lentz au cours d’une visite improvisée de la brasserie pour nous montrer « la source ». Et à 317 mètres, l’eau a fini par apparaître. L’idée de l’exploiter commercialement en tant qu’eau minérale n’a pas germé tout de suite. Le cheminement a opéré… au fil de l’eau. Georges Lentz avait quitté en 2005 son siège au board de Rosport, où il officiait en tant qu’administrateur indépendant. Figurent traditionnellement dans cette instance des représentants des familles de brasseurs nationaux : la famille Reiffers-Libens (héritière des Henri-Funck-Mousel) en tant qu’actionnaire principal, la famille Fontaine (via la brasserie Simon, actionnaire minoritaire) et donc Georges Lentz. Les sources Rosport avaient été fondées à l’initiative de Dick Bofferding dans les années 1950. Cet héritier de la brasserie de Bascharage avait vendu ses parts à ses frères et sœurs pour s’aventurer dans l’eau et exploiter la source dénichée par le géologue Jean Lucius grâce à une conversation entendue dans un bistrot local.

Au tournant des années 2000, Munhowen prenait de plus en plus d’importance et un conflit d’intérêts avait jailli du fait de la distribution dans les cafés et les grandes surfaces des étiquettes star de Nestlé,
Vittel et San Pellegrino. Difficile de concilier les intérêts du groupe Suisse avec ceux des patriotes de Rosport. « On m’a fait comprendre que je ne devais pas forcément reposer ma candidature (au conseil d’administration de Rosport, ndlr) », ironise Georges Lentz lundi entre deux bouchées de Wiener Schnitzel. Une anicroche consécutive distend encore le lien entre le brasseur et l’entreprise Rosport. Constatant en 2016 que sa filiale Munhowen organisait trente pour cent des ventes de Rosport, la Brasserie nationale a demandé un prix préférentiel à Rosport, ou plus précisément au groupe à qui elle vend sa production pour assurer sa distribution : Coca Cola. « Les cafetiers gagnaient davantage à vendre les marques Nestlé », explique Georges Lentz. Fin de non-recevoir. L’aventure commerciale dans l’eau peut commencer sans remords. Sont entreprises les démarches pour obtenir l’autorisation d’exploitation de l’aquifère qui s’étend sur une grande partie du territoire luxembourgeois et déborde sur les pays voisins. La Brasserie nationale est bien intégrée au monde politico-entrepreneurial. Figurent à son conseil d’administration l’avocat et ancien ministre CSV, Jean-Lou Schiltz (aujourd’hui vice-président de la Fedil), l’ancien édile DP de Luxembourg, Paul Helminger (par ailleurs président de Cargolux), le président de Bernard Massard, Hubert Clasen, ou encore Michel Wurth (dirigeant historique d’ArcelorMittal Luxembourg et ancien président de la Fedil).

Coups bas

Les caractéristiques de l’eau collectée à Bascharage sont, elles, définies grâce à la recherche nationale et des fonds en provenance du FNR, de la Ville de Luxembourg ou de l’administration de la gestion de l’eau. Le List travaille ainsi depuis dix ans, dans le cadre de projets de recherche existants, précise-t-on à l’institut basé à Belval, à l’analyse et à la datation de l’eau aujourd’hui exploitée par la Brasserie nationale. Des experts du List interviennent dans des spots vidéo diffusés depuis le mois de mars et le lancement de Lodyss. Ils y expliquent l’origine chronologique de l’eau - l’ère glaciaire - distribuée et ses qualités, notamment l’absence de nitrates, déjections de la présence humaine. Interrogée sur d’éventuels rapports commerciaux avec une entreprise privée, l’institut public répond que ses chercheurs « n’ont pas été rémunérés. Leur intervention se résume pour l’essentiel à l’état actuel des connaissances – notamment liées au temps de transit de l’eau dans nos hydrosystèmes », complète le département communication. 

La commercialisation de Lodyss, officialisée en mars, est orchestrée à grands renforts de comm’. La Brasserie nationale évoque neuf millions d’euros d’investissement. Un pour la seule conception de la bouteille à Londres et huit pour l’achat d’une nouvelle machine de triage et lavage (pour l’ensemble des contenants de la brasserie). Sont évidemment recyclés les concepts éminemment « green » de la consommation : une eau minérale locale pour la génération Greta, une empreinte écologique faible (pas de plastique) et une alimentation saine. Chaque bouteille, toutes en verre (25, 50 ou 100 centilitres), est consignée. La campagne de pub revêt elle une dimension hollywoodienne au regard des budgets traditionnellement alloués dans le milieu (à l’exception notable de l’iconique campagne de Rosport en 2014). Binsfeld a été mandatée pour réaliser le clip. Contactée, l’agence de communication tait les informations sur les images spectaculaires (qui n’ont vraisemblablement rien à voir avec le Grand-Duché) de fonte de glacier et d’écoulement de l’eau dans la roche. Un communiquant nous explique seulement que le projet était hautement confidentiel lors de sa réalisation. La primeur de l’arrivée de Lodyss sur le marché est néanmoins venue de Rosport qui lors de la présentation de ses résultats le 12 mars dernier, juste avant le confinement, a souhaité la bienvenue à ses « nouveaux collègues » sur le marché de l’eau. Une manœuvre qualifiée de « kleine Schweinerei » à la Brasserie nationale.

Celle-ci avait planifié sa conférence de presse la semaine suivante et elle n’est pas en reste niveau vacheries. Rosport (qui par ailleurs minimise cette annonce en prétextant l’existence d’un site internet et de matériel commercial avant qu’ils ne la profèrent) apparaît dans la présentation de Lodyss associée à Coca Cola… laissant entendre que la Brasserie nationale est le seul acteur purement luxembourgeois. Le leader national de l’eau minérale a effectivement un lien historique avec la multinationale américaine. La famille Backes, concessionnaire de Coca Cola au Grand-Duché lors de la création de Rosport, est partie prenante à l’entreprise depuis ses origines, notamment pour le volet distribution. Dans les années 1970, l’entreprise a même fusionné avec Coca Cola et Canada Dry. Sources Rosport, la production d’eau, et Soutirages luxembourgeois, la distribution, ont fait sécession en 1998, laissant d’un côté les actionnaires luxembourgeois (une quinzaine selon différentes sources, mais dont la liste est précieusement cachée), de l’autre Coca-Cola Entreprises Luxembourg, dénomination sociale convertie en Coca-Cola European Partners en 2016 qui n’est autre que le plus gros embouteilleur européen. L’entité luxembourgeoise et européenne du groupe américain se charge ici de la vente de l’eau de Rosport en plus de faire fructifier la propriété intellectuelle de Coca-Cola (Rosport fait de même au sein de BML.) L’entreprise née à Atlanta n’a en revanche, selon différentes sources, plus d’action dans Rosport.  

Avant l’arrivée de Lodyss en mars, Rosport (dont la Brasserie nationale a recruté le maître-eau pour développer la sienne) occupait bien le marché. Entre trente et 35 pour cent des ventes d’eau minérale, chiffrent les intéressés. « Die Brasserie Nationale will nun auch ein Stück vom Kuchen », titrait le Wort en mars. Si l’on exclut la filiale Munhowen (plus de 230 employés), la Brasserie nationale fait à peu près la même taille (27 salariés contre 28) et la même marge bénéficiaire que Rosport. L’entreprise de Bascharage a réalisé 3,2 millions d’euros de profit sur un chiffre d’affaires de dix millions d’euros (un chiffre à peu près stable) en 2018. Chez Rosport, on réalise 1,6 million d’euros de bénéfices en 2019 (1,8 million l’année précédente) sur un chiffre d’affaires de 5,6 millions d’euros (6,3 en 2018). Mais l’eau de Bascharage se déverse maintenant sur tout le territoire. Au bout des 2,7 kilomètres de tuyaux de la Brasserie nationale, l’on remplit 27 000 bouteilles par heure. Une journée, un shift, représente 270 000 bouteilles. L’eau représentera un quart de la production de l’entreprise en volume, soit 50 000 hectolitres. Et les premiers retours de terrain sont positifs, nous dit-on. « 80 pour cent des restaurateurs en redemandent, c’est énorme », jubile Maurice Treinen. 

Marché miné

Chez Rosport, on prend (officiellement) l’arrivée de Lodyss (eau plate et gazeuse, comme la source au cheval) avec philosophie. « Elle a tout à fait sa place sur le marché grand-ducal », explique le directeur Max Weber au Land cette semaine. Le regain d’intérêt pour les produits locaux rassure. On considère dans l'est que la Brasserie nationale et Munhowen verront moins d’intérêt à distribuer les eaux Nestlé… et donc que le Lodyss se nourrira des 65 pour cent du gâteau restant. L’eau plate de Rosport, Viva, s’est bien taillée sa place face à Vittel et Évian (Land, 22.10.2004). Mais les lieux de potentiels affrontements sont multiples. La grande distribution compte pour un tiers du chiffre d’affaires de Rosport. Lodyss s’y affiche aujourd’hui à un prix similaire voire inférieur. Au Cactus Bereldange (le Saint des saints), Lodyss eau plate se vend à 72 centimes, contre 74 pour la Viva. Dans les institutions publiques et notamment les cantines scolaires, aussi un tiers du chiffre d’affaires de Rosport selon les informations fournies par la direction, Lodyss bousculera aussi sa concurrente locale au bénéfice de la même légitimité nationale.

Enfin, pour le dernier tiers, la bataille se jouera dans l’horeca. Ici, Munhowen (qui, sur sa plateforme Drinx, fait déjà la part belle à ses nouveaux produits quand Rosport git au plus profond du référencement des boissons non alcoolisées) imposera sa puissance de frappe et notamment ses liens commerciaux avec les cafetiers. Georges Lentz exclut de retirer Rosport du portefeuille. Mais des avantages commerciaux et des clauses d’exclusivité pousseront certainement à la consommation de Lodyss. Georges Lentz n’en fait d’ailleurs pas mystère. D’autant plus que la Brasserie nationale multiplie les gestes pour faciliter la sortie de crise à ses débits de boisson. 10 000 futs ont été distribués gratuitement pour réamorcer les ventes dans les bistrots. Ceux ouverts avant le confinement ont été remplacés. Avec l’eau, la Brasserie nationale ajoute un verrou à sa relation avec les débits de boissons, ceux qui font le lien avec la demande. Le Conseil de la Concurrence a déjà le groupe à l’œil pour ce qui concerne les contrats d’exclusivité liés à la bière. L’institution confirme au Land être attentive aux différents développements dans les débits de boissons qui constitueraient des entraves au marché.

Pierre Sorlut
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