Celles et ceux qui ont vu Faux-Semblants (Dead Ringers), le chef-d’œuvre de David Cronenberg paru en salles en 1988, ne l’ont sans doute pas oublié. Car il s’agit d’un véritable ovni cinématographique, au dénouement décadent (folie et drogue, pour échappées finales), dans lequel sont présentes les grandes obsessions du réalisateur canadien : obsessions érotique, scientifique et métamorphique, les corps étant pris dans diverses formes d’hybridation (animale, technologique, automobile, etc.). Pour rappel, Faux-Semblants est l’histoire de deux frères jumeaux, interprétés par le même acteur (Jeremy Irons, génial), qui travaillent ensemble, vivent ensemble et se partagent les mêmes femmes… Un couple pour le moins atypique, comme l’étaient jadis les Goncourt, à cette différence près que les deux frères sont, chez Cronenberg, des gynécologues convoités par une clientèle richissime. Elliot et Beverly sont ce que l’on appelle des jumeaux monozygotes. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, ce qui leur permet d’intervertir leurs identités, au travail comme en privé, sans qu’on le remarque. Comme s’ils ne faisaient qu’un. Cronenberg part ainsi de cette stricte gémellité pour élaborer une métaphysique vertigineuse, à la fois biologique, physionomique et psychologique. Non seulement les deux hommes se ressemblent en tout point, mais ce constat s’applique aussi bien à leur psyché et à leur constitution physique (même sang, mêmes gênes). L’entente entre les deux hommes est cependant rompue lorsque Beverly tombe amoureux d’une femme, le révélant comme une identité irréductible, singulière et, surtout, distincte d’Elliot. Alors que les frangins se complétaient jusque-là parfaitement, entre eux s’interpose désormais une divergence, une différence, voire une forme d’autonomie inédite qui laisse entrevoir la possibilité de deux destins séparés...
Né en 1972, l’artiste Brice Dellsperger vit à Paris, où il enseigne depuis 2004 à l’École nationale des arts décoratifs. Cinéphile passionné, l’artiste construit depuis 1995 une œuvre qui tient tout à la fois du détournement transgenre et du remake fétichiste de films issus de son panthéon personnel. On y trouve, pêle-mêle, Eyes Wide Shut (1999) de Kubrick, My Own Private Idaho (1991) de Gus Van Sant, Twin Peaks (1990) de David Lynch, Pulsions (1980) de Brian De Palma mais aussi La Fièvre du samedi soir (1977) et, bien sûr, Faux-Semblants. À travers la série des Body Double, Brice Dellsperger extrait des séquences de films pour les rejouer à l’aide d’acteurs. Pour l’exposition Futurs intérieurs qui se tient dans la synagogue de Delme devenue centre d’art contemporain, Dellsperger projette son Body Double n°39 consacré au film de Cronenberg : une vidéo tournée et montrée au Dortmund Kunstverein en 2024, à l’occasion de l’exposition Jalousies de l’artiste.
Le choix de cette installation est motivé par la présence architecturale, commune à Faux-Semblants et à la synagogue, d’un escalier hélicoïdal. Il est particulièrement jubilatoire de savoir que l’installation trans- de Dellsperger prend place dans un ancien lieu de culte spatialement hiérarchisé, où le parterre était réservé aux hommes et le balcon assigné aux femmes. En pénétrant dans Futurs intérieurs, le spectateur fait face à un autel de trois écrans superposés qui s’élève jusqu’à l’étage. Ce qui constitue déjà une façon de frayer un passage entre les genres que la tradition juive sépare. Le choix opéré par Dellsperger n’est pas anodin, puisque la séquence de Cronenberg met en scène un « trouple », une relation liant les deux frères à une femme, Cary (Heidi von Palleske), lors d’un moment de danse partagée. C’est aussi au terme de cette séquence que se manifeste le malaise de Beverly, qui s’évanouit soudainement : une chute prétexte à faire ressortir l’homosexualité latente des jumeaux, notamment via une scène de bouche-à-bouche dont Cary est violemment exclue. C’est donc Elliot qui se désigne pour réanimer son frère.
Dellsperger ne se contente pas de reproduire cette séquence de Faux-Semblants. S’il conserve le découpage et le décor de Cronenberg, ainsi que la teneur chorégraphique et intimiste de la scène, il y introduit des écarts. Ainsi munit-il les deux frères de cheveux blond platine, de nouveaux costumes et d’un casque futuriste avec visière obstruant leurs regards. Cary est quant à elle interprétée par un homme travesti en femme. Dellsperger substitue à la bande-son originale un choix musical personnel : l’instrumental Seeland (1975) du groupe NEU!. Les dialogues au masculin sont changés au féminin, tandis que des éclats stroboscopiques viennent déchirer, tels des éclairs, l’obscurité de la salle, comme s’il fallait sortir de la toile pour que ce cinéma de la reconstitution s’étende à tout l’espace d’exposition. Voilà comment Brice Dellsperger détourne et retourne le film de Cronenberg en un cinéma futuriste, gay et queer, fluidifiant les genres et les rôles. De façon marginale, l’installation vidéo est accompagnée de tableautins, un aspect de son œuvre plastique que le Français commence tout juste à dévoiler. Il s’agit notamment de portraits de célébrités, à l’instar de Sylvester, la « reine du disco », ou encore du général Kala de Flash Gordon (1980), interprété par l’actrice italienne Mariangela Melato. Ailleurs, ce sont des couvertures de magazines queer ou des pochettes de vinyle que l’artiste reprend à la gouache, comme celle, kitchissime, représentant la chanteuse Olivia Newton-John auprès d’un dauphin pour l’album Landslide (1982). On y trouve une scène peinte d’après Pulsions de De Palma, qui a fait l’objet de son Body Double n° 15. Une femme attend son amoureux devant un tableau du Metropolitan museum ; sauf qu’à la place de l’homme, c’est une femme qui vient à sa rencontre (Angie said : « Meet me at the Met », featuring Alex Katz and Tom Palmore, 2019). Le cinéma, encore et toujours, comme matière vivante à recréation figurale et inépuisable machine fantasmagorique.