Souvent, lorsqu’on évoque l’influence des groupes de pression sur les politiques européennes, l’image suggérée par les médias est celle d’une sorte d’arène bruxelloise dans laquelle les différentes parties prenantes, industriels, syndicats et ONG, s’affrontent à armes égales pour obtenir que les réglementations de l’UE correspondent à leurs souhaits – et que le meilleur gagne !
Un rapport publié le mois dernier par Reclaim Finance, une organisation liée aux Amis de la Terre France, et l’Observatoire des multinationales sur l’extraordinaire offensive menée par BlackRock pour modeler à sa main le cadre réglementaire de l’UE sur la finance durable démontre à quel point cette représentation est éloignée de la réalité. Fort de sa puissance de feu, ne lésinant pas sur la dépense – le rapport évoque 30 millions d’euros dépensés en lobbying par an –, BlackRock a littéralement colonisé les organisations qui gravitent autour des institutions européennes pour obtenir l’adoption par la Commission d’un dispositif fortement émasculé.
BlackRock est le premier gestionnaire d’actifs de la planète, avec quelque 8 700 milliards de dollars sous gestion. Jusqu’en 2019, la lettre de son patron aux CEO ne mentionnait pas le mot climat. S’il s’y est mis depuis, il n’a pas pour autant renoncé à investir dans les énergies fossiles. Ainsi, BlackRock détient au moins cinq pour cent des actions des grandes entreprises pétrolières et gazières européennes. Au plan mondial, il a dans son portefeuille 7,3 pour cent de Shell et 6,8 pour cent de BP, ainsi que des participations substantielles dans des entreprises qui ne font pas mystère de leur intention d’ouvrir de nouvelles mines de charbon.
À travers un réseau comprenant des fédérations de grands groupes financiers et d’autres organisations influentes à Bruxelles (Reclaim Finance en dénombre 23), très actif lors des consultations menées par la Commission, le groupe de Larry Fink a réussi, indique le rapport, à imposer une approche très peu contraignante pour la nouvelle « stratégie de finance durable » publiée cette semaine en complément du Green Deal européen. Notamment en matière de taxonomie, la liste des activités éligibles ou non pour les investissements dits durables, qui, sous son influence, confie pratiquement aux gestionnaires de fonds le soin de définir ce qui est compatible avec une stratégie ESG (Environmental, social governance), les facteurs non-financiers censés rendre les entreprises vertueuses). Mieux, BlackRock a obtenu que la Commission lui confie la rédaction d’un rapport sur l’intégration des critères ESG dans les règles de supervision des banques.
Lorsque les réglementations sont inspirées voire directement écrites par ceux qu’elles encadrent, il est évidemment illusoire de s’attendre à une stratégie de finance durable ambitieuse. À mille lieux des exigences de la crise climatique et environnementale, Bruxelles laisse la bride sur le cou aux grands groupes financiers, faisant semblant de croire que, livrés à eux-mêmes en matière d’action climatique, ils se dépêcheront de financer la transition énergétique et les autres profondes mutations nécessaires à notre survie.