Début juin la société d’études Kantar a rendu public son classement des cent marques les plus puissantes dans le monde, établi dans le cadre de l’étude annuelle BrandZ (« 2021 Most Valuable Global Brands »). Malgré la crise sanitaire ou plutôt grâce à elle, leur valeur a fortement augmenté, avec un total cumulé qui progresse de 42 pour cent en un an, contre dix pour cent en moyenne depuis quinze ans. La valeur totale des marques du classement atteint 7 100 milliards de dollars, soit plus que l’addition des PIB de la France et de l’Allemagne. Tesla est celle qui connaît la croissance la plus rapide, sa valeur ayant augmenté de 275 pour cent en à peine un an, pour atteindre 42,6 milliards de dollars, ce qui la place en tête dans le secteur automobile 18 ans seulement après sa création. Elle tire vers le haut les marques américaines, qui ont du coup connu une croissance plus rapide que la moyenne (avec 46 pour cent) : on en compte 56 dans le Top 100, dont les quatre premières. Les États-Unis pèsent désormais trois-quarts de la valeur totale du Top 100, alors qu’ils ne représentent que moins du quart du PIB mondial.
Mais la Chine n’est pas en reste. Les marques chinoises sont passées de onze pour pour cent de la valeur du Top 100 en 2011 à quatorze pour cent aujourd’hui. Pinduoduo, Meituan, Moutai et TikTok font partie, avec Tesla, des cinq marques du classement qui ont plus que doublé leur valeur en 2020. Les marques européennes, en revanche, ne représentent plus que huit pour cent du total contre vingt pour cent en 2011. La première marque européenne de l’édition 2021 est Louis Vuitton, avec 76 milliards de dollars, en 21e position. Comme les autres fleurons du luxe français, Chanel (40) et Hermès (43), elle est une rescapée de « l’ancien monde ».
Car ce sont aujourd’hui les acteurs du digital qui mènent la danse. De plus, ils ont particulièrement bien profité de la situation pandémique. Les sept premiers du classement sont tous issus de la tech’ et les dix premières marques technologiques pèsent au total 3 300 milliards de dollars, soit 46,5 pour cent du total du Top 100, contre 800 milliards en 2011. Amazon affiche la valeur la plus importante, avec près de 684 milliards de dollars - plus que le PIB de la Pologne - en hausse de 64 pour cent en un an ! Celle d’Apple, qui dépasse aussi les 600 milliards, a crû davantage (74 pour cent) mais la firme de Cupertino reste à la deuxième place mondiale. Google monte sur le podium à la place de Microsoft.
La prévalence des marques de la tech’ n’est pas nouvelle mais elle s’est accentuée avec la pandémie, en raison de l’usage intensif qui a été fait des nouvelles technologies pendant les confinements : ainsi Zoom fait son entrée au classement en apparaissant d’emblée à la 52e place avec 36,9 milliards de dollars. Pour les mêmes raisons les dix premières marques du secteur « Média et Divertissement » ont vu leur valeur augmenter de moitié, soit davantage que les vingt premières du secteur de la distribution. Et la diminution des contraintes vestimentaires liée au télétravail a valu une forte progression à des marques comme Adidas, Nike, Puma et Lululemon, « qui offrent des vêtements hybrides entre sport et ville » selon Kantar.
Un résultat peu surprenant car la méthodologie de Kantar fait une large place à la croissance du chiffre d’affaires de l’entreprise qui s’identifie à la marque. La valeur de celle-ci dépend en grande partie de l’augmentation des ventes de ses produits et services, même si on a affaire à des clients captifs qui n’ont pas de réel attachement à la marque. Il existe deux autres grands palmarès, celui d’Interbrand, un cabinet de conseil spécialisé, intitulé « Best Global Brands » et celui de Brand Finance, une société d’évaluation de marques, le « Global 500 ». Les méthodologies sont différentes ce qui explique qu’ils ne se ressemblent pas. Magda Adamska, de la société BrandStruck, une base de données en ligne sur les stratégies de marques, tout en déplorant le manque de transparence de leurs calculs, observe que les trois principaux classements ont en commun le poids accordé à l’influence des marques sur la performance financière des entreprises.
De ce fait ces « palmarès de puissance » n’ont souvent pas grand-chose à voir avec les « classements de marques préférées » qui évaluent plutôt la notoriété ou l’image, comme celui (de TNS Ilrès à l’initiative de IDP et Regie.lu) publié au Luxembourg en décembre 2020, où les « Top Brands » découpées en treize catégories sont : Cactus, Ikea, Decathlon, Hornbach, Foyer, Spuerkeess, Luxair Tours, Post, Losch, Rockhal, Luxlait, Battin et Fischer. Magda Adamska s’interroge par ailleurs sur l’utilité de ce genre de palmarès. Leur médiatisation indique que la cible est le grand public : mais pour quoi faire ? Il s’agit vraisemblablement d’agir sur le fameux « biais de confirmation », c’est-à-dire de rassurer le consommateur sur le fait qu’il a fait le bon choix en choisissant telle ou telle marque, puisqu’elle arrive en tête des classements.
Une stratégie d’autant plus pertinente que les marques établies sont toujours plus contestées, même si la mise en cause de leur pouvoir et des méthodes qu’elles utilisent pour s’introduire dans la vie quotidienne des consommateurs remonte aux années 60 et n’a jamais vraiment cessé. Elle s’est traduite par des mouvements variés comme la Journée mondiale sans achats, créée en 1992 et qui se déroule depuis à la fin novembre de chaque année. Dans un livre célèbre paru en 1999 et dont le titre français est No Logo : la tyrannie des marques, l’essayiste canado-américaine Naomi Klein dénonçait les pratiques de grandes marques de vêtements (Nike, Adidas) dans la fabrication de leurs produits en Asie, les agissements de Shell et Total en Afrique et le harcèlement juridique de McDonald’s mené un peu partout dans le monde pour la protection de son enseigne. Traduit en 28 langues, l’ouvrage est devenu une sorte de bible des altermondialistes, ce qui peut laisser croire à un phénomène marginal. Il n’en est rien.
Les marques établies font face à une concurrence féroce. Pour des produits de plus en plus nombreux les marques de distributeurs ont les faveurs croissantes des consommateurs. Et dans certains pays les autorités encouragent la création de marques locales pour damer le pion aux marques étrangères : c’est par exemple le cas dans la mode en Chine avec Ochirly, Bosideng ou Gujin. Et ça marche ! Mais les choses vont encore plus loin aujourd’hui, peut-être en lien avec la crise sanitaire, comme l’ont montré, fin mai 2021, les résultats de la dernière étude Meaningful Brands du groupe Havas menée dans le monde auprès de 395 000 personnes. Ainsi 71 pour cent des consommateurs ne font pas confiance aux marques pour tenir leurs promesses. Seul un tiers des sondés les jugent sincères dans leurs engagements. Au final l’étude conclut que 75 pour cent des marques pourraient disparaître sans conséquence pour les consommateurs.
Toujours en mai 2021, selon une étude menée en France par l’Institut BVA, intitulée « Next Leading Brands », les marques n’ont pas convaincu pendant la crise, pour 64 pour cent des sondés. La perte de confiance est surtout liée aux contradictions flagrantes entre leurs discours et leurs actes (72 pour cent), aux plans sociaux alors que l’entreprise dégage des profits (71 pour cent) ou un engagement opportuniste pour une cause pour laquelle l’entreprise n’a pas de légitimité (61 pour cent). Sans surprise les jeunes sont les plus affectés par le scepticisme ambiant.
Mais les études et enquêtes montrent aussi la résilience des marques établies. Celle menée par Havas révèle que les consommateurs sont prêts à revenir vers elles si leur comportement change. Trois quarts des sondés souhaitent qu’elles agissent pour le bien de la société et de la planète. Près des deux tiers préfèrent acheter à des entreprises qui ont une bonne réputation d’engagement et plus de la moitié (53 pour cent) affirment être prêts à payer plus cher pour une marque qui « prend position ». Quant aux Millenials, bien qu’étant toujours les plus critiques, ils disent éprouver de la sympathie pour Netflix, Snapchat, Facebook, Instagram, Apple, Amazon, Samsung et McDonald’s.
Marques des distributeurs
Les MDD occupent une place de plus en plus importante dans les habitudes d’achat des consommateurs au détriment des marques traditionnelles. Leur origine est ancienne, l’enseigne Casino en France les utilisant depuis plus d’un siècle ! Dans ce pays elles représentent aujourd’hui un tiers du chiffre d’affaires des grandes et moyennes surfaces, soit sous le nom même du distributeur (85 pour cent) soit sous une marque créée de toutes pièces par ce dernier (15 pour cent).
Vendus de vingt à trente pour cent moins chers, ces produits sont cependant plus rentables, avec un taux de marge brute d’environ trente pour cent contre 20 à 25 pour cent pour les marques nationales. Initialement cantonnées aux produits alimentaires, d’hygiène et d’entretien les MDD ont conquis d’autres rayons comme le textile, l’électro-ménager, les cosmétiques ou les articles de sport : chez Decathlon, plus de 80 pour cent des produits sont des marques distributeurs, qui représentent plus de 70 pour cent des ventes. Après des débuts hésitants, liés notamment à une réputation -souvent justifiée à l’origine- de piètre qualité, elles ne cachent plus leurs ambitions.
Les Top 10 du classement Kantar BrandZ
(en milliards USD)
Amazon : 683,8
Apple : 611,9
Google : 457,9
Microsoft : 410,2
Tencent : 240,9
Facebook : 226,7
Alibaba : 196,9
Visa : 191,2
McDonald’s : 154,9
Mastercard : 112,8
Dans le classement Interbrand d’octobre 2020 le Top 10 est composé dans l’ordre de : Apple, Amazon, Microsoft, Google, Samsung, Coca-Cola, Toyota, Mercedes, McDonald’s et Disney. Il ne comprend ni Facebook ni aucune marque chinoise, mais deux marques automobiles et Coca-Cola créée en 1886 : l’ancien monde bouge encore !