Alors que l’Europe cherche désespérément à sortir de son addiction au gaz russe, une mesure n’est quasiment jamais évoquée. Elle est pourtant efficace et simple à mettre en place, un acte quotidien de boycott anti-Poutine : Baisser les radiateurs et mettre un pull. Le gouvernement luxembourgeois n’a jusqu’ici pas lancé d’appel en ce sens. Le contraste est saisissant avec les campagnes anti-gaspillage menées au lendemain du premier choc pétrolier de 1973. Dans des annonces publiques, le ministère de l’Économie appelait alors les Luxembourgeois à faire preuve de « discipline » en réduisant leur consommation de fioul : « Senken Sie die Zimmertemperatur. Mit
2 Grad weniger Raumtemperatur können Sie den Mazout-Verbrauch bis zu 10% senken. Heizen Sie nicht unnötig. Undichte Fenster und Türen bringen Wärmeverluste. » Les administrations s’engageaient, elles, à réduire le chauffage durant les weekends.
La société civile relayait le message. L’Union des consommateurs en appelait à la responsabilité citoyenne : Le temps des comportements « égoïstes » serait révolu. À son assemblée générale, l’Union des propriétaires fit disserter un expert sur la question « Wie spare ich Heizöl ? » : « Sowohl durch warme Kleidung, richtiges Einstellen des Brenners, kurze Entlüftungen, als auch durch Doppelfenster und andere Möglichkeiten. » Le Luxemburger Wort notait : « Modern und modisch wird das ‘Sicheinschränken’ in Sachen Energie ». Des publicités d’un type nouveau apparaissaient dans la presse durant l’hiver 73-74 : « Isolierfassade auf Hartschaumbasis zum Do-it-yourself » ; « Mit ISO-Glas sparen Sie bis zu 1 000 Liter Heizöl. […] Alles spricht von Krisen, nur wir nicht » ; « Bekleiden Sie ihr Haus mit einer Aluminium-Fassade ».
Le choc pétrolier de 1973 est à l’origine des politiques d’économie d’énergie et des exigences de sobriété qui rythmeront les décennies suivantes. Actuellement, les bâtiments résidentiels sont responsables de 12,8 pour cent des émissions luxembourgeoises de gaz à effet de serre. Le gouvernement veut les réduire de 64 pour cent… d’ici 2030. Pour atteindre cet objectif (très) ambitieux, il faudra rénover une grande partie du parc immobilier existant. Le ministre de l’Énergie, Claude Turmes (Déi Gréng), a souvent été raillé comme un technophile apolitique, un apparatchik de l’efficience. Si l’accélération du dérèglement climatique a mis la question énergétique au centre des préoccupations (notamment après les inondations de juillet 2021), la guerre d’agression contre l’Ukraine l’a chargée d’une nouvelle force géopolitique. « Les énergies renouvelables sont les énergies de la paix : Avec les éoliennes et la photovoltaïque, personne ne peut nous faire du chantage », disait Turmes lundi dernier lors d’une conférence de presse. Moscou fournit 45 pour cent des importations de gaz de l’UE. Rompre à très court terme cette dépendance sera un réel casse-tête, même si l’exposition varie d’un État membre à l’autre : alors que l’Allemagne importe plus de la moitié de son gaz depuis la Russie, ce taux est de 27 pour cent au Luxembourg et de 17 pour cent en France. Le ministre russe de l’Énergie, Alexandre Novak, a fait jouer les muscles cette semaine en déclarant que Moscou pourrait imiter les sanctions européennes et fermer le gazoduc Nord Stream 1. En attendant, les livraisons de gaz restent à des niveaux très élevés : Gazprom affirme ainsi que, depuis le début des sanctions, ses clients européens auraient multiplié les commandes. C’est toute l’hypocrisie de la déprogrammation d’un film russe du LuxFilmFest sous prétexte qu’il a été produit par une société appartenant à Gazprom. Le gouvernement boycotte les films, mais pas les importations de gaz.
« Tant que les prix du gaz et du mazout n’augmenteront pas de manière drastique, les gens ne vont pas faire la transition », confiait le patron d’une PME spécialisée dans les rénovations énergétiques au Land en juillet dernier. Depuis le 24 février, le monde est sorti de ses gonds. Face à l’explosion des prix du gaz et du mazout, l’intérêt financier à renforcer l’enveloppe thermique de sa résidence paraît soudain très réel. Il sera intéressant de voir comment les ménages luxembourgeois anticiperont les prochains hivers et les risques de pénuries. Les rénovations thermiques vont-elles connaître un boom ? D’ores et déjà submergés, les chauffagistes, toituriers et façadiers pourront-ils suivre une telle croissance de la demande ?
Longtemps favorisées par les gouvernements (et très généreusement subventionnées), les lourdes et coûteuses rénovations énergétiques intégrales (« deep renovations ») n’avaient jusqu’ici pas vraiment enthousiasmé les foules. Les écueils sont nombreux : le small print des réglementations communales, l’incapacité de financement des jeunes ménages surendettés, la sensibilité esthétique des Bildungsbürger, l’illisibilité du système des primes étatiques, les nuisances du chantier, le manque de main d’œuvre. Dans un pays où la rénovation énergétique d’un lycée a coûté 85 millions d’euros, le parfait était l’ennemi du mieux et le mieux l’ennemi du bien.
Le temps devrait désormais être à la mobilisation générale. En amont de l’hiver prochain, il faudra faire ce qui pourra être fait, en commençant par des mesures simples et rapides, mais efficaces, comme l’isolation les dalles du grenier. Revenus de leur purisme initial, les ministres verts Claude Turmes et Carole Dieschbourg misent désormais sur un nouveau régime, « simplifié » et moins bureaucratique, qui permet de subventionner « un seul élément de construction de l’enveloppe thermique ». Pour ces petits travaux, le recours à un conseiller énergétique sera facultatif, il suffira a priori de passer par un artisan certifié. Le ministère de l’Environnement veut inciter les propriétaires à remplacer leurs anciennes chaudières basées sur les énergies fossiles par des pompes à chaleur électrique (des sortes de frigos inversés), pour lesquelles les primes ont été revues à la hausse. Cette « nouvelle référence » signe aussi un retour au passé : Dans les années 1980, les pompes à chaleur avaient connu une première, mais éphémère, vague d’installation.
Dans la nouvelle guerre du froid, les locataires se retrouvent en position vulnérable. Entre les années 1950 et 1990, quelque 7 000 appartements ont été construits par décade, souvent de qualité médiocre. Ce rythme étonnamment régulier « laisse présager une répartition temporelle relativement uniforme du nombre de rénovations futures », lit-on dans la « Long Term Renovation Strategy » publiée en juin 2020. Or, pour 21 000 locataires, le taux d’effort atteint ou dépasse déjà aujourd’hui les cinquante pour cent. Pour les prochains hivers, ils dépendront des aides étatiques pour se chauffer. Afin de briser les blocages et inciter les copropriétaires à investir dans l’entretien de leurs immeubles, un projet de loi a été déposé en février 2021, visant à instaurer un « fonds de travaux ». Le montant minimal à verser annuellement reste toutefois modique : dix pour cent des charges d’entretien, soit quelque 300 euros par logement. Pour lancer des travaux d’assainissement énergétique, il suffira de l’accord de la moitié des votants, un changement des règles de majorité qui rend les syndicats nerveux : Ils craignent une lutte des classes larvée au sein des copropriétés, risquant d’aboutir à une gentrification verte. Fin mars 2021, la Chambre des fonctionnaires estimait dans son avis que la rénovation énergétique « ne constitue pas une nécessité primaire absolue ». Déjà anachronique au moment de sa rédaction, cette phrase n’a pas bien vieilli du tout.