Édito

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d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2020

Ceci est un journal. Pas un service club. Ni un réseau social, ni une boîte de communication ou de relations publiques. Et encore moins une start-up. Ceci est un journal, qui fête avec ce numéro ses 66 ans – et c’est déjà énorme. En guise de cadeau d’anniversaire, on promet à nos lectrices et à nos lecteurs qu’on continue ! Malgré la profonde crise économique qui décime la presse – faut-il rappeler qu’un journal, Le Jeudi, a arrêté sa parution l’année dernière ? –, malgré la haine des journalistes qu’entretiennent passionnément les populistes de ce monde, malgré la concurrence du tout gratuit, malgré la disparition des réseaux de distribution classiques (où trouver un kiosque bien fourni en zone rurale ?), le Lëtzebuerger Land continue à offrir un journalisme de qualité, indépendant, critique et incorruptible. Même si la rédaction en chef change.

Le Luxembourg est un incroyable laboratoire de société, où tous les phénomènes, tous les défis se présentent à l’échelle microscopique, mais de façon exacerbée : Comment vivre ensemble, comment faire société avec une population de plus en plus hétérogène ? Pour les médias, cela pose la question de comment s’adresser à un public fait de nombreuses communautés linguistiques. Comment atteindre les générations X ou Y, qui ont comme première source d’information leur portable et les réseaux sociaux, demandant un accès gratuit et immédiat à toutes les informations qu’un algorithme a sélectionnées pour eux et qui cimentent leurs certitudes ? Faut-il suivre ? S’exprimer en 280 signes maximum par message, de préférence des émoticônes, comme tentent de le faire certains hommes et femmes politiques ?

Un journal, qui plus est un hebdomadaire, qu’il paraisse sur papier ou en format électronique, est une offre, une mappemonde qui invite à la découverte et à la décélération. La presse luxembourgeoise doit combiner plusieurs handicaps qui la différencient de ses pairs à l’étranger : un marché trop exigu pour pouvoir assurer le rentabilité économique (d’où le système d’aide à la presse introduit dans les années 1970 et que le gouvernement est en train de réformer pour l’adapter aux nouvelles technologies), un lectorat extrêmement fragmenté et une tradition de très grande politisation des médias (ce qui est en train de changer). Les rédactions sont très réduites et les salaires modestes – le travail intellectuel n’étant guère reconnu au Luxembourg –, rendant les journalistes extrêmement vulnérables. Mais rien n’y fait : le journalisme reste essentiel pour la formation de l’opinion publique et les lecteurs demandent une information rigoureuse, des enquêtes, des interrogations du pouvoir et des mises en perspective, nos chiffres de lecteurs le prouvent. Pour pouvoir fournir cela, il faut continuer à sortir, faire du terrain à Weiswampach et à Differdange au Boulevard Royal et à Bonnevoie, pour voir, entendre, sentir cette société dans laquelle nous évoluons. Il faut voir ses lecteurs comme citoyens plutôt que comme consommateurs. Le data journalism est certes une nouvelle manière d’exploiter des données existantes, mais il ne remplacera jamais la rencontre lors d’une manifestation, d’un congrès ou sur un marché. La presse signe son propre arrêt de mort si elle singe bêtement les réseaux sociaux, si elle croit qu’il suffit de copier des tweets pour générer du trafic. Contrairement aux influencers, sa mission n’est pas promotionnelle, ni pour un produit, ni pour un parti et encore moins pour des égos.

La révolution numérique a ébranlé les médias traditionnels dans leurs fondements. Mais le succès de Mediapart en France, de Reporter au Luxembourg ou des offres digitales de très grands médias comme du Guardian ou du New York Times montrent qu’il y a de l’espoir, que des lecteurs avertis restent prêts à payer pour une information de qualité. Les citoyens demandent une presse libre et critique, les réactions entourant les risques de perte d’indépendance de la Radio 100,7 prouvent que le public y reste extrêmement attaché. Le débat parlementaire sur le service public audiovisuel annoncé pour le début de l’année va être très suivi, aux députés de mesurer l’ampleur de l’enjeu. La liberté d’expression et le droit à l’information sont des valeurs essentielles d’une démocratie, ce n’est pas pour rien qu’elles sont inscrits dans le premier amendement des États-Unis.

josée hansen
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