Zygmunt Bauman et la culture de la surveillance

Liberté liquide

d'Lëtzebuerger Land du 18.04.2014

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault avait défini le paradigme pour la « société de surveillance » telle qu’elle s’est développée depuis le XVIIIe siècle en Europe en avançant l’image de la prison « panoptique », structure circulaire construite autour d’un axe central permettant une surveillance quasi universelle et hiérarchisée. Par extension, ce concept a été appliqué à l’analyse des rapports de sujétion et de contrôle à l’intérieur d’une société bourgeoise en train de se construire à travers ses représentations politico-symboliques.

Selon Zygmunt Bauman, directeur du Centre de sociologie de Leeds et une des grandes figures de l’historiographie politique contemporaine, à l’instar d’un Tony Judt ou d’un Eric Hobsbawm, la grille de lecture foucaultienne a cédé la place, suite à l’apparition d’internet et de ses dérivés, à un système décentralisé et globalisé, caractérisé par la dématérialisation constitutive du réseau virtuel : « Le pouvoir s’est retiré vers un espace global, extraterritorial, alors que la politique, dont la raison d’être était traditionnellement la médiation entre les intérêts des particuliers et de la collectivité, reste liée à des endroits fixes et n’est pas capable d’agir à un niveau global. » Il en résulte une fragmentation poussée et un repli prononcé de l’espace public au profit des agoras virtuelles. L’accélération vertigineuse de ce phénomène depuis le début du Millénaire est peut-être le signe distinctif principal de la globalisation des échanges, résultant en une dissolution des structures et hiérarchies solides (de l’État, de l’organisation du travail, des règles de la vie en commun) dans un espace « liquide », une zone de transit aux frontières floues où les bases de la société sont en train d’être redéfinies.

Pour Bauman, dont l’expérience personnelle s’est forgée d’abord en Pologne à l’ombre des totalitarismes nazi et stalinien, et dont la critique de l’appareil répressif infuse son essai Modernité et Holocauste, il y a un fil direct entre le rationalisme de la philosophie des Lumières et de sa confiance dans le progrès technique, et les camps du XXe siècle. C’est la « part d’ombre » des Lumières, une conséquence directe, bien que négative, de la révolution industrielle et de son phagocytage des liens sociaux. Par contre, la révolution des techniques virtuelles s’est effectuée sous l’aspect d’un changement « soft », mais dont le mode de fonctionnement contient, lui aussi, les germes d’une société de surveillance globalisée et d’une atteinte aux libertés, à une échelle potentiellement infinie.

Le système de surveillance immanent du net et l’omniprésence des moyens de contrôle dans l’urbanisme contemporain aboutissent, sous la double impulsion d’une exploitation marchande des données et de prévention anti-terroriste, à un classement par catégories de la population (consommateurs privilégiés ou sans intérêt, comme « indésirables » sociaux et politiques) qui pourrait facilement être mis à profit pour des objectifs coercitifs diamétralement opposés à la philosophie optimiste et ouverte officiellement proclamée par les diffuseurs de ce « meilleur des mondes ». Pour ne pas parler de l’utilisation militaire, d’attentats par portable ou drone interposés, qui constituent déjà l’ordinaire des services secrets autant que de leurs opposants terroristes ou politiques.

Chacun devenant « un hyperlien ambulant », l’optimisation de la « valeur » que constituent les données sur les préférences personnelles à l’intérieur d’une chaîne de valorisation marchande constitue le point culminant d’une évolution constante de la société de consommation au cours des dernières décennies. L’étalage consenti de la vie privée sur les agoras virtuelles, d’autant plus désinhibé que le « frottement du réel » a disparu, tout comme la frontière entre fantasme et réalité, aboutit paradoxalement à une disparition de l’anonymat et à l’abolition de la sphère privée, qui a pourtant été l’acquis principal de deux siècles de révolutions bourgeoises et libérales « classiques ». La fixation obsessionnelle sur les menus détails de la vie privée marque à la fois l’apogée et le déclin irrémédiable d’une logique menée à l’absurde, avec cependant des dommages collatéraux qui sont en train de transformer en profondeur la nature des sociétés démocratiques avancées : « Dans la pratique, la société de confession actuelle est foncièrement ambigüe. Elle promet la victoire définitive du privé, une invention moderne typique – et constitue en même temps le début de sa chute vertigineuse du sommet de sa gloire. C’est une victoire de Pyrrhus : la sphère privée avança, conquit et colonisa l’espace public – et perdit du même coup son droit au secret, donc sa caractéristique principale, son privilège le plus valorisé et défendu. » Les symboles grossiers de l’époque – la « télé-réalité » de Big Brother et Jungle Camp – consacrent la soumission totale du « privé » au marketing, dans un cauchemar d’aliénation pressenti en leur temps par les critiques acerbes de la société de consommation qu’étaient Marcuse ou encore Pasolini (et ce n’est pas le moindre paradoxe que les méthodes du néolibéralisme triomphant – Bauman va jusqu’à parler d’un « coup d’État néolibéral » – réactivent les bons vieux outils de la critique marxiste : avec la grande différence que les accros des réseaux sociaux assument l’aliénation et revendiquent la réification…).

Cette destruction du secret constitutif de la sphère privée va de pair avec le déclin des « territoires de souveraineté plénière » de l’individu, à la base de la notion d’individualité de la culture européenne classique : « Dans une volte-face surprenante par rapport aux habitudes de nos ancêtres, nous avons perdu le courage, la force et surtout la volonté de défendre ces droits, ces éléments essentiels de l’autonomie individuelle, de façon durable. » Ce qui prime aujourd’hui, c’est la perspective d’éviter à tout prix la « mort sociale » sur le réseau, en « se concevant soi-même comme marchandise : comme des produits capables d’attirer l’attention, de créer une demande et d’attirer des clients. » Notre double digital est en quelque sorte un nouvel avatar du pacte faustien, l’apparente liberté de choix un faux semblant qui risque de dégrader la forme même de la démocratie en un simulacre de combats purement virtuels. L’incapacité avérée des mouvements d’opposition politique nés du net (Occupy, les contestations arabes) à coaguler en de vraies forces constitutives du changement politique indique les limites de la mobilisation virtuelle. C’est le flashmob contre le cortège politique traditionnel, ce dernier semblant avoir été déstabilisé pour l’instant par l’événementiel et la tyrannie de l’immédiat. Tout ceci s’inscrit dans un grand mouvement historique de « remplacement des groupes et des associations définis territorialement par des réseaux arbitrés électroniquement qui négligent l’espace physique et s’affranchissent de l’emprise des environs et des souverainetés limitées localement. »

Moteurs de ce changement de paradigmes, « le marché du capital et la bourse de marchandises se sont maintenant déplacés vers un nouvel espace extraterritorial du point de vue sociétal », avec, comme corollaire dont on perçoit les effets tous les jours, que « la globalisation unilatérale limitée à l’entreprise est perçue par ceux qui la subissent comme une perte de prise sur le présent ainsi qu’une incapacité à prévoir ce que l’avenir leur réserve » (un sujet que l’auteur aborde dans Vies perdues. La modernité et ses exclus de 2006).

La dissolution du lien social réel est dissimulée par l’illusion d’accès constant, de prise sur les événements en temps réel. Si les méandres du net simulent une cartographie du cerveau humain et de ses affects, le filet de contrôle extérieur, composé d’un espace urbain désormais entièrement régi par des dispositifs de surveillance préventive, qui considèrent l’espace public a priori comme zone de danger qu’il s’agit de policer par la mise en place de stratégies d’exclusion plus ou moins avouées afin de créer, en dernière instance, « un lieu où strictement plus rien ne bouge par soi-même. Ce lieu, où la peur de l’imprévu a été définitivement vaincue et abolie, ne peut être qu’un cimetière – l’incarnation la plus complète de notre représentation intuitive d’un ordre. »

La paix des cimetières comme idéal d’une démocratie désincarnée ? Bauman dit reconnaître dans l’obsession sécuritaire des sociétés actuelles un nouvel épisode de l’idéal occidental d’une « Raison inflexible » visant, une nouvelle fois et sous de nouveaux déguisements, de « rendre obligatoire ce qui est permis – et d’éliminer tout le reste ». Les camps d’extermination étaient certainement le point culminant d’une telle logique mortifère de contrôle absolu ; Bauman voit des rémanences contemporaines dans le refoulement et la sélection des immigrés, le profilage sur internet, ou encore dans l’hygiénisme ambiant qui exclut non seulement de plus en plus les fumeurs de l’espace public (aux États-Unis, des projets législatifs veulent étendre l’interdiction au périmètre de la maison et de la voiture privées), mais qui aboutit à un changement presque orwellien du langage (comment se fait-il par exemple qu’en une décennie à peine, la plupart des démocraties occidentales aient débaptisé leurs bonnes vieilles caisses de maladie – un terme qui disait ce qu’il voulait dire – en caisses de « santé » ?). La volonté de criminaliser certains comportements individuels et d’éliminer ce qui est imparfait et irrationnel est caractéristique du XXe siècle et de ses horreurs « nées d’un rêve de propreté, de pureté et de transparence complètes et définitives ». Le pessimisme culturel de Bauman prend racine chez Freud et voit dans les totalitarismes du siècle passé une tentative radicale de débarrasser l’humanité de sa « part maudite » irréductible aux technologies de production et de contrôle. D’où également sa méfiance profonde vis-à-vis de ces instruments d’asservissement volontaire que sont selon lui les réseaux digitalisés de communication et leur mise au service de mécanismes psychologiques potentiellement liberticides.

En insérant son analyse dans la longue durée de la pensée rationaliste européenne et en optant pour un regard sociologique inclusif, Bauman réussit à souligner continuités et ruptures. Celles-ci peuvent être facilement visualisées par les concepts architecturaux auxquels elles ont donné naissance : de l’architecture révolutionnaire sous l’égide de la « Déesse Raison » d’un Ledoux ou Boullée, à travers les phalanstères ou prison-modèles hélicoïdales citées par Foucault, jusqu’aux coupoles en verre, enserrées dans un réseau de mailles, des édifices de Norman Foster, témoins peut-être les plus iconiques de la « transparence » affichée du système politico-financier contemporain. Comme pour les tours de passe-passe linguistiques mentionnées, la fausse transparence des façades de verre des temples de la finance vaut opacité véritable des « flux cristallins »  qui transitent à travers leurs réseaux. De même que chez Foucault et sa prison-modèle, l’extension du « filet  protecteur » de l’architecture du XXIe siècle nous renseigne, plus qu’une autre discipline, sur les appréhensions profondes de nos modèles sociaux. Quant à la traçabilité pratiquement totale des déplacements individuels, le citoyen soi-disant émancipé se trouve réduit au rang d’un point clignotant au sein d’un labyrinthe GPS translucide. Une bille de flipper avait plus d’autonomie…

Les réseaux d’information se doublent-ils automatiquement de fonctions de contrôle de ceux qui les utilisent ? Le stockage de données et son tri par les logiciels aboutit-il sans bifurcation à l’homme unidimensionnel, malléable à envi ? Bauman ne donne pas de pistes comment réclamer ou gérer différemment ces monstrueuses bibliothèques de données privées. Quel pouvoir risque d’ailleurs d’en abuser ? L’État, qui s’est replié face à la mondialisation, ou plutôt « l’État profond » des services secrets et certains lobbies « dans le secret » ? Les péripéties récentes de l’affaire Snowden et des écoutes transatlantiques massives ont nourri le malaise diffus sans arriver à formuler de véritables mises en cause. Cette absence de destinataire est le principal reproche que l’on peut aussi formuler à l’encontre des réflexions de Bauman, même si l’on sent, malgré le parcours biographique désabusé de l’auteur, une certaine nostalgie pour un État de droit non « liquide », mais transparent dans son fonctionnement, et qui aurait dû être le couronnement logique de l’État-providence d’après-guerre.

Il y a un siècle et demi, l’un des pères de la démocratie participative aux États-Unis, Henri David Thoreau, publia son traité Walden ou la vie dans les bois, parabole autobiographique du retrait volontaire de l’individu vers les bases véridiques de la connaissance de soi et de la vie en milieu naturel et social. À cet effet, le héros se débarrassa de tout outil de communication superflu pour tenter une « expérience des origines » et questionner, au moment même de l’édification du principal « Gouvernement pour le Peuple et par le Peuple », les fondements de celui-ci. Aujourd’hui, il est fort à parier que Thoreau emmènerait sa tablette digitale dans sa cabane perdue au fond des bois.

Zygmunt Bauman : La Vie liquide ; Hachette Pluriel, 2013, ISBN 978-2-8185-0309-6. / Zygmunt Bauman & David Lyon : Daten, Drohnen, Disziplin – Ein Gespräch über flüchtige Überwachung ; Edition Suhrkamp, 2013, ISBN 978-3-518-12667-7.
Ronald Dofing
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