Groupes sans gain

d'Lëtzebuerger Land du 03.10.2025

Aussi perfectionné soit-il, chaque moyen de communication arrive avec son lot de tracasseries, bien masquées derrière le parfum du progrès technique. Les signaux de fumée présentaient l’inconvénient de ne pas assurer une grande confidentialité dans les échanges. Les pigeons voyageurs avaient un taux d’échec assez élevé, et ne permettaient pas de savoir si l’absence de réponse d’un interlocuteur était volontaire ou non. La perspective de lécher un timbre et une enveloppe suffisaient à décourager d’utiliser le courrier postal, dont les performances se sont de toute façon progressivement rapprochées de celles du volatile précité. Rien n’était plus énervant que les fils qui s’entortillent des téléphones fixes. Le courrier électronique a transformé la gestion des boîtes aux lettres en art complexe, seulement maîtrisé par certains guerriers Jedi, capables de contenir les inondations de spams, et de distinguer notifications inutiles et informations importantes au sein du capharnaüm numérique.

Les messageries instantanées ont su tirer parti des avantages des SMS, en dépassant leurs limites initiales (tarif ridiculement élevé, contraintes de taille, absence d’accusé de réception...). On pouvait répondre simplement, sur base d’un numéro de téléphone, sans frais de communication et avec un niveau de confiance assez élevé. Certes, il fallait vendre son âme (et ses données) à l’un ou l’autre géant du numérique, mais qui s’en soucie vraiment quand il leur a déjà laissé son code de carte bancaire, sa date de naissance, sa géolocalisation en temps réel et d’innombrables photographies permettant de reconstituer l’intégralité de son existence. Tout était donc parfait, à l’exception des messages vocaux, que nous avons déjà évoqués (voir le Land du 1er juillet 2022).

Puis, tel le serpent de la Genèse qui entraîne la chute de l’humanité, les groupes sont apparus. Au départ, c’est évidemment une bonne idée de pouvoir discuter à plus de deux. C’est sans doute ce qu’ont dû se dire Adam et Eve. Mais après quelques années en est apparu le vrai prix à payer. Bénéficier de la possibilité de s’adresser à plusieurs personnes en un seul message, c’est aussi perdre le principe d’avoir des messages regroupés par interlocuteur, et la limitation de vos messages aux seules personnes à qui vous avez donné votre numéro. Surtout, cela va nécessiter de se poser de véritables questions existentielles.

À partir de quand peut-on considérer qu’un groupe a dépassé sa date de péremption, et devrait donc disparaître, comme un vieux yaourt oublié au fond du frigo ? Certes, mon groupe « 30 ans Cyril » n’est pas des plus actuels, mais que celui qui a effacé tous les groupes créés à l’époque du Covid me jette le premier gif animé. À la différence de la collection d’enclumes ou de juke-boxes, l’accumulation de groupes inactifs n’occupe pas une place telle que cela vous empêche de poursuivre votre laisser-aller.

Quand faut-il créer ou supprimer un groupe ? Nous connaissons tous des adeptes du recyclage qui réutilisent le groupe « Noël 2018 » jusqu’à aujourd’hui. Les plus extrémistes en la matière discutent du cadeau de Valérie dans le groupe « cadeau Gérard », en rajoutant les personnes manquantes et, si tout se passe bien, en n’oubliant pas d’enlever Valérie. À l’opposé, certains stakhanovistes créent de nouveaux groupes à chaque nouvelle occasion, avec icône personnalisée, titre suivant une codification normalisée, et règles pour gérer notifications et effacement des messages. C’est surtout un bon moyen pour donner des complexes à ceux qui hésitent entre leurs cinq groupes « famille », « amis » ou « collègues », et après avoir vainement tenté de vérifier ce qui différenciait ces groupes, décident de poursuivre la conversation en bilatéral, avec l’auteur du dernier message, qui se chargera de répercuter la réponse aux autres bonnes personnes du groupe. Sauf s’il pense que vous ne répondez pas à tous car il y a une personne que vous détestez, ce qui sera l’occasion d’interprétation, de malentendus et finalement de rupture définitive, et pas seulement virtuelle.

Vérifier la composition des groupes est, d’ailleurs, une expérience souvent enrichissante, puisque cela donne l’occasion de se demander qui est cet inconnu qui ne figure pas dans vos contacts, lit vos conversations intimes depuis trois ans, et dont la photo de profil par défaut ne vous donne guère d’indice quant à son identité. Ce qui permet d’en venir à la dernière des questions existentielles : quand quitter un groupe ? Un signe avant-coureur est sans doute le fait de n’avoir plus de conversation sans écran interposé, autour d’un repas, d’une bière ou d’un café, voire entre deux rayons du Cactus, ce qui reste encore le meilleur moyen de communiquer !

Cyril Boyer
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