Cinémasteak

Herbes folles

d'Lëtzebuerger Land du 02.07.2021

À la plage, deux chipies en bikini, deux sœurs homonymes, Marie (Jitka Cerhová) et Marie (Ivana Karbanová), l’une brune et l’autre rousse, s’ennuient fermement dans un monde, disent-elles, dominé par la « dépravation ». Faute de mieux, elles se résignent à lui ressembler, à cet univers négatif, à cet im-monde ! Les Petites Marguerites (Sedmikrásky, 1966), de la réalisatrice Vera Chytilová (1929-2014), ce sont donc elles : deux fleurs sauvages, hautes en couleur, qui poussent sur un grand pré gris, uniforme et maléfique. Ecce mundo. Dans un rappel au réel qui est rare au sein de cette fantaisie bariolée, des images d’archives ouvrent le film tragiquement : intenses échanges de tirs incandescents sur fond de roulements de tambours guerriers. Une mécanique de mort symbolisée dès le générique par l’implacable rotation d’une machine en activité. C’est le bras froid et féroce de l’Histoire qui se met en branle et broie tout sur son passage, à l’instar de la machine mangeuse d’ouvriers au commencement des Temps modernes (1936) de Chaplin.

Petit par sa durée (1h13), Les Petites Marguerites est grand par l’esprit rebelle qui l’anime. Et constitue une excellente introduction au cinéma tchèque. Son auteure, rappelons-le, fut l’une des protagonistes majeures de la « Nouvelle Vague tchèque » au côté de Miloš Forman et de bien d’autres cinéastes talentueux, mais hélas moins connus comme Jiří Menzel (Trains étroitement surveillés, oscarisé en 1966) ou Wojtech Jasny (Un jour un chat, prix du jury au Festival de Cannes en 1963). Des trésors aujourd’hui accessibles en DVD grâce au formidable travail du distributeur Malavida Films. La jolie folie confectionnée par Vera Chytilová avait tout pour déplaire aux autorités soviétiques. Félicitons-nous qu’il ait pu être arraché à ces tiroirs où étaient coffrées toutes sortes de curiosités ne répondant pas aux exigences idéologiques et réalistes du régime. Les Petites Marguerites est d’abord iconoclaste dans sa forme, empreinte tout à la fois de cubisme, de burlesque et de surréalisme. Le procédé du collage y est constamment appliqué, scandant le déroulement de l’action par l’arbitraire de filtres chromatiques et d’images apparemment étrangères à l’histoire. Une mémorable scène de beuverie dans un restaurant rapproche les deux gamines espiègles de l’anticonformiste Charlot. Les nombreux gags et le jeu somnambulique, pareillement. Le surréalisme enfin, dès lors que le moindre raccord permet de basculer dans un univers fictionnel inédit ou de faire fusionner les espaces intérieur et extérieur, comme dans Le chien andalou (1929) de Buñuel. Autant d’expérimentations qui se soucient peu de vraisemblance et de la lutte des classes prévalant en période de Guerre froide, et qui sont caractéristiques des Studios Barrandov.

On atteint l’apogée de l’inconvenance quand on s’aperçoit que les deux héroïnes mangent et boivent démesurément dans chaque plan du film. Et que cette fable désenchantée et carnavalesque vient défier les moralistes de l’époque : « Ce film est dédié à ceux qui ne s’indignent que de la salade piétinée », s’écrit-il au son de la mitraille sur les images d’une ville dévastée par des bombardements. Rarement une telle insolence ne s’était exprimée aussi vertement dans le cinéma soviétique. Et à la réalisatrice d’en payer le prix, mise à l’écart de la profession durant plusieurs années.

Loïc Millot
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