Cinémasteak

Le massacre des innocents

d'Lëtzebuerger Land du 04.06.2021

On peut l’affirmer sans trembler : Umberto D. (1952) est l’un des plus beaux films du néoréalisme italien. Cette réussite, on la doit, une fois de plus, à la collaboration entre Vittorio De Sica et le scénariste Cesare Zavattini, avec lequel il réalisa quatre films au lendemain de la guerre (Sciuscià, 1946 ; Ladri di biciclette, 1948 et Miracolo a Milano, 1951).

Le titre renvoie secrètement au père du réalisateur, Umberto De Sica, auquel le film est dédié, mais aussi à son protagoniste, Umberto Domenico Ferrari, fonctionnaire du ministère des Travaux publics à la retraite. Pour ce rôle, le cinéaste cherche un « visage neuf, anonyme » avec des « yeux honnêtes », note-t-il dans ses mémoires (La Porta del Cielo. Memorie 1901-1952). Il trouvera finalement son interprète au cours d’une promenade sur la Piazza della Minerva, à Rome : il s’appelle Carlo Battisti et exerce à l’université de Florence en tant que professeur de philologie. Il a soixante-cinq ans et ne possède aucune expérience du jeu d’acteur. Rendre visible des anonymes, faire comprendre que l’Histoire est le fait de toutes et tous, comptent parmi les principes fondateurs du néoréalisme.

De Sica s’empare d’un cliché – celui du « pauvre vieux » – dont il parvient à tirer une charge émotionnelle et politique inouïe. L’histoire débute à partir d’une manifestation de retraités réclamant l’augmentation de leurs pensions (des revendications qui n’ont rien perdu de leur actualité malheureusement). Ils finiront dispersés par la police. Tout le travail du cinéaste consiste à restituer avec empathie le quotidien d’une personne âgée exposée à toutes sortes de privations. Les émotions conduisent le spectateur à prendre position en faveur de ceux qui sont victimes d’injustices sociales. Ces émotions sont exacerbées par l’unique ami d’Umberto, le petit chien nommé Flyke, capable de toutes les acrobaties circassiennes, et par la solidarité qui naît avec une jeune servante, Maria (Maria-Pia Casilio), elle aussi sujette à toutes sortes d’exploitation. Telle est, pour De Sica, la sainte communauté des innocents : une personne âgée, un animal, une domestique, auxquels il convient d’ajouter les enfants sur lesquels se clôt le film, unique touche d’espoir au sein de la grisaille ambiante. Les autres adultes, en revanche, se distinguent par leur indifférence, leur égoïsme, leur méchanceté. Le monde en ressort clivé : il y a d’un côté ceux qui souffrent, et de l’autre ceux qui chantent (tel est le passe-temps favori de la logeuse qui s’apprête à expulser Umberto). Étrange monde dans lequel règne l’injustice.

En cette année 1952, il n’est pas bon d’adopter la cause des exclus. Alors que Umberto D. était pressenti pour recevoir la Palme d’or au Festival de Cannes, les autorités italiennes font pression pour que la récompense revienne à Due soldi di speranza (1952) de Renato Castellani. Le fameux Giulio Andreotti, réformateur de l’industrie cinématographique italienne, publia une lettre ouverte dans laquelle Umberto D. était dénoncé comme un film communiste qui montrait une image défavorable de la nation. C’est à lui, également, que l’on devra cette devise qui traduit un changement d’époque : « Moins de guenilles, et plus de jambes ». Ainsi devine-t-on la triste morale de cette histoire : fermons les yeux pour être heureux... Le divertissement fait diversion.

Umberto D. (Italie, 1952, 90 mn.) sera projeté dimanche 6 juin 2021 à 20h, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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