Pavillon maritime

Il était un petit pavillon...

d'Lëtzebuerger Land vom 09.11.2000

Il y a dix ans, presque jour pour jour, naissait le pavillon maritime luxembourgeois. Un anniversaire sans célébration, sans séance académique et qui a bien failli être entaché, fin octobre, par le naufrage, au large des côtes françaises, du Manuella, un pétrolier de 3 200 tonnes de douze ans d'âge. 

Le Commissariat aux affaires maritimes affiche, pour la circonstance, un profil bas. Il faut dire que le pavillon au lion rouge traîne derrière lui une jolie batterie de casseroles. Affublés depuis quatre ans de l'appellation de pavillon de complaisance par l'International Trade Federation, le tout puissant syndicat mondial des transporteurs à Londres, les navires marchands immatriculés au Luxembourg sont quasiment interdits de port dans les pays scandinaves et en Australie. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, le Paris Memorandum of Understanding, sous-organe de l'Organisation maritime internationale, dépendant elle-même de l'OCDE, chargé de la sécurité maritime, a classé le Luxembourg sur la liste grise des pavillons mondiaux, en raison du nombre trop élevé de détentions de navires dans les ports pour non-conformité à la réglementation internationale. Des détentions qui sont intervenues le plus souvent pour des raisons purement administratives, se défendent les armateurs. Il n'empêche qu'il faudra encore attendre un an ou deux avant la levée de cette sanction et de pouvoir enfin figurer sur la liste blanche, désignant les registres maritimes «respectables ».

Le secteur maritime d'une nation que rien ne prédestinait, il y a une décennie, à une telle vocation, cumule un troisième handicap et non des moindres : son actuel ministre des Transports fut un des plus farouches adversaires en 1990 à la création d'un registre luxembourgeois.    

Après avoir bataillé contre le transfert au Luxembourg de la flotte belge dans lequel il vit un abandon manifeste de souveraineté - ce qui valut d'ailleurs à la marine grand-ducale l'appellation de « pavillon belge bis » - et s'être une nouvelle fois opposé en mai 1994 à la modification de la première loi de 1990 sur le registre maritime qui a émancipé quelque peu le pavillon national de sa tutelle belge, l'ancien leader de l'opposition libérale n'a aujourd'hui pas d'autre choix que celui de défendre un secteur livré à un sort incertain depuis un an et demi, date de l'entrée des libéraux au gouvernement.  Henri Grethen qui avait déclaré, à son entrée en fonction au ministère des Transports, n'avoir aucun a priori, ni positif ni négatif, sur le secteur maritime, reconnaît maintenant que l'hypothèse d'un abandon pur et simple du registre n'est pas envisageable. Une telle décision porterait, à ses yeux, un coup fatal à l'image de stabilité que le Luxembourg véhicule dans les sphères internationales. « Il faut une continuité dans l'action de l'Etat, il y va de sa fiabilité » explique le ministre.  

Cent quarante bateaux de tout acabit, pétroliers, dragueurs, vraquiers, super-voiliers de croisière,  yachts géants, battent à l'heure actuelle pavillon luxembourgeois et presque autant de sociétés maritimes ont été répertoriées dans le pays. 

Le secteur ne paie certes pas beaucoup d'impôts mais draine beaucoup d'argent dans le circuit bancaire. Y renoncer produirait un effet boule de neige avec des conséquences sans doute inattendues sur des pans entiers de l'économie nationale : « Là où il y a les bateaux, il y a l'argent » devise Raymond van Herck, présenté comme le père du pavillon maritime luxembourgeois. L'ancien directeur général de l'Union des armateurs belges qui a mené personnellement les négociations avec Robert Goebbels à la fin des années quatre-vingt, s'est reconverti en 1994 dans le secteur privé. Il est désormais à la tête d'une des sociétés de gestion de navires de mer les plus prospères du pays et emploie une vingtaine de personnes. Il reste d'ailleurs l'une des personnalités les plus influentes du milieu maritime luxembourgeois.

Comme pour conjurer le passé, le ministre libéral a demandé au consultant PricewaterhouseCooper's de réaliser une radioscopie complète du secteur maritime et de son apport à l'économie luxembourgeoise depuis une décennie. Cette étude n'a pas encore été finalisée. Ses résultats devraient lui être présentés ainsi qu'au commissaire aux affaires maritimes Marc Glodt, au mieux en début d'année prochaine. En attendant, le ministre ne fera probablement pas un geste en faveur du secteur, si ce n'est une            « régularisation » des employés du Maritime Desk, en passe d'être fonctionnarisés.  

La transformation du CAM en un établissement public sur le modèle de l'Institut luxembourgeois de régulation, envisagée sous l'empire de son prédécesseur Mady Delvaux, n'est plus à l'ordre du jour, du moins dans l'immédiat. 

Il n'en reste pas moins que le vaisseau luxembourgeois a plus que jamais besoin d'un capitaine pour conserver le cap. Les professionnels attendent d'ailleurs de leur ministre de tutelle qu'il s'engage sans demi-mesures à la promotion d'un registre en quête de reconnaissance internationale. Une de ses tâches les plus pressantes sera de renforcer l'équipe et l'infrastructure du CAM qui fonctionne avec une petite dizaine de personnes, ce qui est trop peu. Face à une législation internationale de plus en plus draconienne et un public très sensibilisé par les récents naufrages de l'Erika et du Ievoli Sun, l'inspection des navires luxembourgeois devra être impérativement renforcée. Actuellement, le CAM ne dispose pas des ressources suffisantes pour procéder à des inspections dans les règles de l'art et se fait assister par des experts extérieurs. Les armateurs « luxembourgeois » demandent que cette situation évolue et que l'administration puisse se doter de ses propres inspecteurs. Il y va de l'image de marque du pavillon.

Ils attendent également du ministre des Transports qu'il paie de sa personne pour redresser ce qu'ils considèrent comme une injustice totale : la classification il y a quatre ans du pavillon luxembourgeois dans la catégorie des flags of convenience, FOG dans le jargon maritime. Le Roude Léiw  côtoie, sous ce label honni, les fanions du Liberia et du Panama, deux havres mondiaux des bateaux poubelles. Et quitte à choisir dans le registre des pavillons de complaisance, autant prendre le moins cher, ce que le Luxembourg est loin d'être.  

Piloter un bateau  FOG peut avoir de fâcheuses conséquences pour un capitaine. Impossible par exemple d'accoster dans un des ports des pays scandinaves où les syndicats de dockers dictent la loi. La Compagnie luxembourgeoise d'affrètement, la société coiffant le groupe belge Cobelfret, qui a transféré la majeure partie de sa flotte au Luxembourg, a ouvert une filiale à Göteborg.  Deux navires de l'armateur qui fréquentent ce port suédois ont dû se résoudre à endosser le pavillon britannique.

Deux autres armateurs d'origine finlandaise qui avaient immatriculé leurs pétroliers sous pavillon luxembourgeois ont vu leurs navires bloqués à quai pendant trois jours. L'immobilisation d'un navire est une des sanctions les plus redoutables - et les plus ruineuses - pour un armateur. Les dockers ont été jusqu'à menacer de boycottage la raffinerie de pétrole où les bateaux s'approvisionnaient. La pression fut telle que leurs propriétaires furent obligés de s'en séparer.       

Le label de complaisance ne pèse pas sur les prix d'affrètement actuellement au plus haut dans une conjoncture extrêmement favorable et qui devrait le rester au cours des trois prochaines années, si ce n'est cinq. Mais la pression des événements et le syndrome de l'Erika  poussent les grands groupes pétroliers, qui par le passé n'étaient pas particulièrement regardants sur la qualité des navires affrétés et encore moins sur leur nationalité, à se montrer plus sélectifs et à écarter d'office les registres FOG.   

La « normalisation » du pavillon luxembourgeois est entre les mains du puissant syndicat mondial des transports, l'ITF. La CGT luxembourgeoise qui en est membre aura elle aussi un rôle clef à jouer dans cette affaire. Les armateurs lui reprochent une absence totale d'autonomie vis à vis des grandes centrales syndicales belges, notamment l'Union belge des ouvriers du transport. Le principal syndicat des marins du Royaume a tendance à dicter sa loi au Luxembourg alors même que le secteur maritime tente de se débarrasser de cette réputation de « pavillon belge bis » qui lui colle à la peau. Même s'ils ne constituent encore qu'une minorité, les armateurs allemands, néerlandais et même français ont franchi le pas et fait basculer certains de leurs navires sous pavillon grand-ducal. 

Les partenaires sociaux doivent se mettre d'accord sur une convention collective qui tienne compte des exigences de l'ITF en matière de standards sociaux et salariaux. C'est la condition sine qua non d'un retrait du registre de complaisance. Les armateurs se déclarent prêts à franchir le pas qui avait déjà failli l'être en 1996. « Il est inadmissible, dit l'un d'eux, qu'un syndicat londonien ait pu labéliser le pavillon luxembourgeois sans avoir tenu compte des conditions de travail sur les navires qui sont en conformité totale avec la législation luxembourgeoise ». « Il faut que le ministre Grethen nous ramène à nouveau à la table des négociations » poursuit-il. 

Le registre a engagé une diversification de ses activités initiales de fret vers le secteur des croisières et de la plaisance. Les responsables des sociétés de gestion maritimes regardent le marché des mega yachts avec les yeux de Chimène. Déjà hanté par le risque d'un accident maritime qui jetterait encore davantage l'opprobre sur le Luxembourg, le ministre des Transports se montre pour sa part extrêmement réservé sur l'opportunité de développer cette niche d'activité. En Europe, cinq cents yachts sont immatriculés chaque année et la place reste à prendre. Henri Grethen préfère la laisser aux autres : « On ne peut pas sauter sur toutes les occasions qui se présentent» dit-il. « Je me permets, poursuit-il, de regarder qui immatricule quoi au Luxembourg ».  Son pire cauchemar serait que le pavillon luxembourgeois devienne un paradis des blanchisseurs. Et quoi de plus facile que de recycler l'argent sale dans des yachts de plaisance ?

 

Véronique Poujol
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