Après quatorze ans et 99 livres, l’éditeur Ultimomondo s’arrête avec une fête ce dimanche. Un bilan avec son cofondateur Guy Rewenig

Terrain vague

d'Lëtzebuerger Land du 12.12.2014

d’Lëtzebuerger Land : On dit qu’il faut quitter une fête quand elle est à son climax... Après quatorze ans d’existence, et alors qu’elle enchaîne les succès littéraires et peut-être même commerciaux, votre maison d’édition Ultimomondo arrête son activité « pour des raisons strictement privées ». N’y aurait-il pas eu d’autre solution, une reprise par exemple ?

Guy Rewenig : Depuis deux ans, nous avons négocié avec plusieurs personnes intéressées. Mais toutes s’imaginaient pouvoir vivre de l’édition, ce qui est impossible au Luxembourg, lorsqu’on publie des ouvrages littéraires. Alors, l’euphorie s’est vite transformée en désillusion. La bonne nouvelle, c’est que la FGIL (Fédération générale des instituteurs luxembourgeois) va reprendre notre stock de livres pour enfants, donc une part importante de notre production. D’ailleurs, bon nombre de ces livres sont déjà sortis en co-édition avec la FGIL, il s’agit donc là d’une continuation logique que nous saluons.

Oui, bonne nouvelle en effet. Et que va-t-il advenir du reste du catalogue ? Qui comporte quand même des auteurs essentiels de la littérature autochtone, ne seraient-ce que les livres de Roger Manderscheid et vos propres livres ?

Il n’y aura plus de nouvelle publication, mais tous les livres et CDs que nous avons édités pourront être commandés jusqu’au 20 décembre 2016, date de la dissolution technique d’Ultimomondo. Après, on verra. De toute façon, nos parutions ne disparaîtront pas à jamais, on les trouve par exemple à la Bibliothèque nationale, au Centre national de littérature, dans les bibliothèques régionales et scolaires, ainsi que dans les stocks des libraires.

Umo était aussi un projet, disons, idéologique, créé par des auteurs qui voulaient prendre en main leur propre destin éditorial, ne plus dépendre de ce qui est souvent perçu comme l’arbitraire des maisons d’édition. Quel est le bilan que vous tirez de ce point de vue-là ? Est-ce que vous avez réussi une autre approche de l’édition, plus proche des auteurs ?

Au départ, nous avons voulu fonder une maison d’édition de gauche, indépendante et autogérée. Je parle ici de la gauche plurielle ou, si l’on veut, de cette utopie tenace d’une gauche unie. Parmi nos auteurs, nous comptons aussi bien d’anciens trotzkystes, d’anciens maoistes, d’anciens et actuels socialistes, d’anciens stalinistes, bref, toute une panoplie de personnalités certes divergentes, mais fédérées par une idée commune de la société. Nous avons établi des liens durables et des synergies avec les syndicats, avec l’Asti, le Clae et d’autres mouvements de gauche. Voilà pour notre orientation.

Pour l’autogestion, elle nous a réussi. Grâce à une poignée de bénévoles « purs et durs », non rémunérés, mais affectionnant la littérature et le livre, nous avons pu organiser et contrôler tous les processus de l’édition, du projet initial en passant par le lectorat, la mise en page, l’impression jusqu’à la distribution. Nos auteurs ont toujours « fait partie de la maison », ils ont été notre capital de base, dans le sens noble du terme.

Nous avons aussi su garantir notre indépendance. Nous n’avons pas rejoint la Fédération luxembourgeoise des éditeurs, groupement commercial appartenant à la CLC (Confédération luxembourgeoise du commerce) qui, elle, est dominée par les pires capitalistes du Grand-Duché. Pour nous, le livre a toujours été autre chose qu’un objet commercial. La littérature dans toutes ses expressions a fondamentalement besoin d’une valorisation culturelle, et non du protectorat d’une organisation patronale. Mais côté « culture du livre », le Luxembourg est malheureusement une sorte de terrain vague mail éclairé et très nébuleux.

Justement, vous avez aussi lutté contre la politique officielle du livre, contre celle de la Fédération, mais aussi contre celle du ministère de la Culture, qui avait décidé de ne travailler qu’avec les éditeurs fédérés et poursuit une politique assez hasardeuse d’export de la littérature luxembourgeoise. Est-ce que cet engagement a apporté une avancée ou a-t-il été vain ?

Bref retour en arrière : dès 2009 nous avons insisté auprès du ministère de la Culture qu’il admette tous les éditeurs luxembourgeois aux foires internationales du livre, au lieu de privilégier et de soutenir seulement les éditeurs fédérés. Réponse uniforme et cent fois répétée de l’attachée responsable : « Faites-vous membre de la fédération, et vous aurez les mêmes droits. » Finalement, après quelques entrevues houleuses avec la ministre et son staff désabusé, le principe suivant a été arrêté : tous les éditeurs, qu’ils soient fédérés ou non, pourront désormais participer librement aux foires, le ministère s’occupera à l’avenir de la coordination. Ce principe a été une première fois mis en pratique en 2011, lors de la foire du livre de Francfort.

Or, la Fédération des éditeurs, subitement privée de sa position dominante, a immédiatement riposté. Dans l’enceinte même du stand luxembourgeois à Francfort, devant la presse luxembourgeoise réunie, la présidente en fonction a provoqué un éclat ciblé, accusant Ultimomondo « d’occuper pratiquement la moitié du stand » (reproche bien sûr tout à fait farfelu), pour démissionner avec fracas de son poste quelques jours plus tard. Tout l’arsenal de la pression et du chantage fut ensuite mobilisé contre le ministère pour l’amener à revoir sa décision démocratique.

Aujourd’hui, trois ans plus tard, le retour forcé aux anciens privilèges est pratiquement cimenté. L’ancienne présidente de la fédération est désormais la cheville ouvrière du même groupement, payée indirectement par le ministère de la Culture. Elle n’en fait qu’à sa tête, et les éditeurs non-fédérés sont de nouveau ouvertement écartés. Certaines maisons d’édition plus discrètes et moins bagarreuses que nous sont même carrément ignorées, tout comme si elles n’existaient pas. C’est par exemple le cas pour les excellentes éditions Zoom qui produisent des livres pour la jeunesse très élaborés et merveilleusement illustrés.

Il nous faut donc reprendre un combat que nous avions cru terminé pour de bon. Afin de protester contre ces pratiques restrictives, nous avons décidé de soumettre le dossier au Conseil de la Concurrence, parce qu’à notre avis il y a ici un cas évident de concurrence déloyale, avec la complicité du ministère de la Culture.

Conseil de la concurrence ? Voilà déjà les grands moyens... Pourtant, le monde de l’édition évolue sans cesse, il y a toujours de nouveaux éditeurs qui s’établissent, comme récemment Capybara de Georges Hausemer et Kremart de Christiane Kremer et Luc Marteling. Ces derniers ont d’ailleurs beaucoup de succès sur le marché avec leurs livres. Parfois, en voyant la liste des meilleures ventes de la Fédération des éditeurs, on a l’impression que les Luxembourgeois ne lisent que des livres de cuisine, des livres historiques et des guides pour faire sa déclaration d’impôts. Tous les livres ne se vaudraient donc pas ?

Parmi les nouveaux venus, vous avez oublié de mentionner Hydre éditions, qui concentrent leurs efforts sur des textes littéraires réputés difficiles (en général, les œuvres dramatiques se vendent très peu). Voilà un éditeur qui prend délibérément des risques. C’est tout à son honneur. S’il y a une nouvelle génération d’éditeurs au Grand-Duché, décidément c’est Hydre qui en est le pionnier. Car nous parlons bien ici de littérature, n’est-ce pas ? Donc du secteur ingrat qui fut aussi le domicile des éditions Ultimomondo. Quant aux ouvrages opportunistes, spéculatifs ou criards d’autres éditeurs, qui visent le bénéfice rapide et encombrent le palmarès des meilleures ventes, ils sont tout au plus un leurre commercial, mais ne contribuent en rien à la création littéraire au Luxembourg. Ce qu’il faudrait d’urgence pour réhabiliter la littérature, c’est une liste des meilleurs textes, un peu à l’instar de la « Bestenliste » publiée par la Faz et déterminée chaque mois par un groupe très large de critiques littéraires.

Oui, Hydre est une exception, car cette maison d’édition se consacre à la littérature au lieu de ne se consacrer qu’aux livres. Mais n’y a-t-il pas déjà une profusion de prix et de manifestations consacrés aux livres au lieu de parler de littérature ? Entre le Buchpräis, le Bicherpräis, les listes des meilleures ventes et les Walfer Bicherdeeg, on se perd un peu... Comment conquérir encore le lecteur avec un texte plus long qu’un tweet ou une recette de cuisine ? Et qui est-il ou elle, ce lecteur ou cette lectrice de la littérature autochtone ?

Pour un éditeur, la littérature et le livre sont indissociables. Dans le meilleur des cas, le livre est le support idéal pour un texte. Donc non seulement une banale enveloppe, mais un subtil habit graphique et un bel objet qu’on aime acquérir.

Je ne crois pas qu’il y ait trop de prix et de manifestations littéraires au Luxembourg. Comparé à l’Allemagne ou à la France, le Grand-Duché est – toutes proportions gardées – un véritable pays en voie de développement pour ce qui concerne la promotion des textes littéraires. Bien sûr, la politique des prix littéraires est parfois équivoque. L’impact publicitaire des prix est d’ailleurs tout à fait relatif. Il y a les prix « sérieux », donc ceux qui se fondent sur la décision d’un jury indépendant, et il y a les prix « montés de toutes pièces », comme le Buchpräis de la fédération des éditeurs qui est tout simplement construit sur l’imposture mercantile. Ce n’est qu’un exercice de masturbation publique qui ne respecte pas les règles de l’art. Car il est tout à fait absurde que les lauréats des deux prix littéraires majeurs de l’année 2014, Nico Helminger pour le prix Servais et Lambert Schlechter pour le prix Batty Weber, n’apparaissent même pas sur la longlist de ce Buchpräis. Alors, quelle peut être la valeur ou le prestige d’un tel prix truqué d’un bout à l’autre ?

La littérature est un art lent. Et aussi un art silencieux et retranché, à l’opposé de la musique ou du cinéma par exemple. Mais les lectrices et les lecteurs tout aussi silencieux et souvent invisibles existent, ils ont fait le bonheur d’Ultimomondo. Il se peut qu’ils se fassent de plus en plus rares. C’est peut-être une question de générations. Mais tous comptes faits, c’est surtout un phénomène de culture générale, de curiosité, de concentration, de sensibilité, de plaisir et de passion. Je connais beaucoup de jeunes qui lisent intensément et qui adorent la littérature. Ceux-là au moins ne cèdent pas collectivement à la facilité et la désolante trivialité des réseaux Twitter ou Facebook. Notre maison d’édition s’éclipse en douce, mais pas sur fond de morosité et sans lamenter. La littérature n’est pas près de disparaître. Lire, c’est un style de vie, un remède précieux contre la machine globale qui tourne à une vitesse de plus en plus folle.

Entretien électronique mené entre le 2 et le 9 décembre 2014. La fête d’adieu de dimanche, 14 décembre, Disparümäpaaperdü, au Centre national de littérature se déroule à guichets fermés. Plus d’informations : www.umo.lu.
josée hansen
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