« Nous nous trouvons face à un paradoxe cynique : nous formons des générations surdiplômées pour des emplois qui n’existeront plus. Anthropic (l’entreprise qui a créé l’IA Claude, ndlr) prédit que cinquante pour cent des emplois juniors en col blanc disparaîtront d’ici cinq ans. Dans la technologie, certaines entreprises ont remplacé des équipes de 75 personnes par un seul data scientist et son IA », soutient face au Land Maxime Derian, expert en digitalisation et gestionnaire de projets Digital Wellbeing pour le ministère de l’Éducation nationale.
Le 13 juin dernier, l’Adem a publié une note passée assez inaperçue, illustrant ce phénomène. Ce Zoom Emploi, portant sur « les évolutions et les tendances récentes dans le domaine de l’informatique », prévient : Le nombre de postes vacants dans les métiers de l’informatique a été multiplié par 2,8 entre 2015 et 2022, mais il a baissé de 36 pour cent entre 2022 et 2024. Les métiers les plus touchés sont les analystes fonctionnels, les programmeurs, les consultants et les chefs de projets en maîtrise d’ouvrage. Soit « des activités qui ont très largement contribué au dynamisme des métiers de l’IT depuis 2015 ».
Le nombre de demandeurs d’emploi dans les métiers de l’informatique augmente. En décembre 2024, il avait plus que doublé par rapport à fin 2022. Parmi eux, 77 pour cent sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur et cinquante pour cent ont obtenu un master ou un doctorat.
Ce mécanisme s’est mis en place sans que le secteur ne traverse de crise, au contraire. Après avoir réalisé des entretiens avec cinq entreprises concernées, l’Adem pointe effectivement que « la baisse d’activité qui se lit dans les chiffres ne se traduit pas par un recul d’activité généralisé et partagé par toutes les sociétés ». Même sans recruter, la tech continue donc de tourner.
L’IA plus efficace que les juniors
Si les entreprises n’embauchent plus autant, c’est donc simplement qu’elles n’ont plus besoin de ces profils. Et les candidats qui restent majoritairement sur le carreau sont les juniors, pourtant jusque-là très recherchés. « Il s’agit d’une tendance forte […]. Les profils ‘ clés en main ‘ sont les plus demandés par les clients : ce sont des personnes qui disposent d’une expérience de cinq à dix ans, avec une plus grande capacité d’autonomie, et qui sont opérationnelles de manière immédiate », souligne l’Adem.
Selon l’administration de l’emploi, l’IA est bien une des causes principales de ce renversement de tendance. « La prolifération des outils ‘ low code ‘ et ‘ no code ‘ permet déjà à des non-spécialistes de réaliser certaines tâches de développement ou d’automatiser des processus auparavant réservés aux experts […]. Ces gains de performance pourraient à terme réduire la demande pour certains profils, notamment les développeurs juniors. »
Maxime Derian critique cette situation : « Les entreprises qui jouent ce jeu myope se tirent une balle dans le pied. Sans pipeline de talents, qui prendra la relève ? Il faut urgemment redesigner les postes juniors : moins d’exécution pure, plus de curation d’IA, d’analyse critique et d’innovation. L’IA doit augmenter l’apprentissage, pas le détruire. »
Ce que l’Adem perçoit au Luxembourg a aussi été documenté dans une étude publiée le 26 août dernier par trois chercheurs de l’université de Stanford (« Canaries in the coal mine, Six facts about the recent employment effects of artificial intelligence »). Ce travail a été mené en s’appuyant les données administratives du plus grand logiciel de paye des USA. Il intègre entre 3,5 et 5 millions d’employés entre janvier 2021 et juillet 2025, travaillant dans plusieurs dizaines de milliers d’entreprises.
Leur première observation : « L’emploi des développeurs de logiciels âgés de 22 à 25 ans a diminué de plus de vingt pour cent par rapport à son pic de 2022 ». À l’opposé, « les tendances d’emploi pour les travailleurs plus expérimentés dans les mêmes professions, et les travailleurs de tous âges dans les professions moins exposées, telles que les aides-soignants, sont restées stables ou ont continué à croître. »
En fait, plus les professions sont liées à l’IA et plus les jeunes en sont exclus. « Pour les deux quintiles d’exposition les plus élevés (à l’IA, ndlr), l’emploi des 22-25 ans a diminué de six pour cent entre la fin 2022 et juillet 2025, tandis que l’emploi des travailleurs âgés de 35 à 49 ans a augmenté de plus de neuf pour cent. » L’étude, qui fait la distinction entre les usages automatisant (qui se substitue au travail) et les usages augmentatifs (qui le complète) de l’intelligence artificielle, montre que ce sont les emplois d’entrée de gamme qui ont diminué.
Pour ces métiers, l’IA est plus efficace, plus rapide et plus performante que de jeunes employés. Dans son Zoom Emploi, l’Adem exprime son inquiétude : « Il devient de plus en plus difficile d’intégrer les profils juniors. »
Dans le podcast du New York Times « Big Tech told kids to code, the jobs didn’t follow », publié mardi dernier, la journaliste spécialisée du média américain Natasha Singer explique qu’aux États-Unis, les jeunes diplômés des filières informatique ou d’ingénierie informatique connaissent des taux de chômage particulièrement élevés, alors qu’« ils étaient censés détenir le ‘ ticket gagnant ’ de la vie américaine », commente-t-elle. « Cela représente une rupture dans la promesse faite par les dirigeants de la technologie à des millions d’enfants au cours de la dernière décennie.
« Cette stratégie constitue un suicide collectif à moyen terme. Comment former les experts de demain si nous supprimons leurs terrains d’apprentissage ? Les baby-boomers partent massivement à la retraite, mais nous n’arrivons plus à transmettre l’expérience faute de postes d’entrée. Nous, générations X et Y, risquons de préempter toutes ces nouvelles tâches augmentées par l’IA sans déléguer aux générations Z et Alpha », avance Maxime Derian.
Le coding à l’école
Singer rappelle l’engagement pris par la Silicon Valley au début des années 2010 : « On a vu les leaders de la tech affirmer publiquement que la place économique et technologique des États-Unis était menacée parce qu’on n’enseignait pas assez l’informatique au lycée et pas assez d’étudiants étudiaient la programmation. » Évoquant la concurrence indienne, notamment, ils ont fait pression pour que l’informatique s’installe massivement dans le système éducatif.
Mais la technologie évolue beaucoup plus vite que les systèmes éducatifs. « Si l’école s’ajuste sur les injonctions du secteur, le temps que la formation s’adapte, le marché aura déjà bougé. […] Il faut se rappeler que l’éducation est faite pour les besoins à long terme des élèves, pas pour les modes ou propriétés changeantes d’un secteur économique », interpelle Singer.
Au Luxembourg aussi, l’institution scolaire s’est lancée avec énergie dans l’apprentissage du codage et des processus informatiques. Le 12 octobre 2020, le ministre de l’Éducation nationale Claude Meisch (DP), initiait le programme Einfach kodéieren, lancé cette année-là pour le cycle 4. Dès la rentrée suivante, le coding intégrait de manière transversale toutes les classes de l’enseignement fondamental. « J’ai voulu cette réforme pour assurer que chaque enfant et jeune puisse acquérir les compétences pour comprendre le monde digital et y jouer un rôle actif. Le coding est la langue du XXIe siècle ! », déclarait alors le ministre en visite à l’école Gellé, à Bonnevoie.
Le 17 mai 2021, il présentait le nouveau cours de Digital sciences, introduit pour les classes inférieures de 18 lycées pilotes de l’enseignement secondaire général et classique pour les élèves de 7e. Suite de l’initiative précédente, il appuyait : « Quand tout change dans notre monde, l’école ne peut certainement pas restée figée. Digital sciences, c’est une réponse à l’école de la digitalisation de notre vie et de notre environnement de travail. »
Pour Maxime Derian, ces initiatives restent porteuses de sens, même s’il est clair que le codage ne sera pas l’alfa et l’oméga de l’employabilité. « L’IA n’est ni magique ni une finalité. Il faut bien sûr continuer l’apprentissage du codage pour apprendre à la créer et la faire évoluer. Elle est comme le latin pour les ecclésiastiques ! »
Lundi, le ministre du Travail Georges Mischo (CSV) a répondu à une question parlementaire de Fred Keup (ADR) portant sur les effets de l’IA sur le marché du travail. Il surprend en affirmant que « la structure spécifique du marché du travail luxembourgeois, marqué par une forte proportion de postes qualifiés dans les services, laisse à penser que l’IA entraînera surtout une transformation des compétences requises plutôt qu’une suppression massive d’emplois. » Plus loin, il indique que selon « une étude d’Implement Consulting Group (juin 2024), seuls environ six pour cent des postes pourraient être directement remplacés, 72 pour cent transformés et 22 pour cent peu affectés. » Six pour cent de postes supprimés, la proportion n’est pas anecdotique.
Ces dernières années, l’IA est devenue le nouveau marronnier des périodes d’examen. Les exemples d’étudiants suspectés d’avoir triché en utilisant une intelligence artificielle reviennent dans les médias. De plus en plus, l’opinion stigmatise les jeunes, coupables de ne plus savoir apprendre, d’utiliser ces nouveaux outils pour faire leurs devoirs à la place.
Dans cette opposition entre les générations, il s’avère donc que les anciennes générations ne tiennent peut-être pas le beau rôle. Maxime Derian craint que nous assistions « à l’émergence d’un apartheid générationnel silencieux qui menace l’avenir même de nos sociétés. Générations Y, X et baby-boomers : à force de tirer l’intelligence artificielle à notre profit, nous risquons d’installer une gérontocratie mortifère. La jeunesse doit être le relais qui reprend le flambeau, pas une variable d’ajustement sacrifiée sur l’autel de notre confort hédoniste ou de notre productivisme forcené. »
Il propose une méthode : « La question n’est plus vraiment de savoir si l’IA va transformer l’emploi, mais si nous aurons le courage de construire volontairement des ponts générationnels plutôt que des murs. Il est encore temps de choisir la sagesse plutôt que l’intelligence sous toutes ses formes (naturelle, artificielle). »
En attendant ce changement de mindset, faut-il s’étonner que les réponses apportées par le marché pour solutionner l’intégration des juniors dans la matrice passent par davantage de précarisation ? Dans la tech, les stratégies d’évitement d’embauches (recours aux stages longs, contrats courts, externalisation…) n’ont jamais été aussi nombreuses.