Trump menace la règlementation numérique européenne

Sauver le soldat DSA

Trump et les patrons de  la tech le  4 septembre dans la State Dining Room de la Maison Blanche
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 12.09.2025

Après avoir entretenu des relations plutôt tendues avec Donald Trump lors de son premier mandat, les milliardaires américains de la tech se sont spectaculairement ralliés à lui en 2024, et copieusement contribué à sa campagne, séduits par sa promesse de déréguler entièrement leurs activités. Près de huit mois après sa prise de fonction, on peut dire qu’ils en ont eu pour leur argent. Car l’engagement du président de défendre leurs intérêts ne se limite pas au territoire des États-Unis. Il s’étend au niveau mondial. Ainsi le 25 août, à peine quatre jours après la publication officielle de la « déclaration conjointe » sur les droits de douane avec l’UE, qui portait sur les échanges de biens, Trump s’en est violemment pris à la réglementation européenne sur les services numériques, avec une fixation particulière sur le règlement DSA (pour Digital Services Act) dont le maintien pourrait remettre en cause l’accord sur les « tariffs ».

Adopté en 2022, le DSA est entré en vigueur en deux étapes (août 2023 et février 2024), avec comme objectif la protection des citoyens sur Internet. Afin que les plateformes soient davantage responsables de ce qu’elles hébergent, le DSA les contraint à être plus transparentes et à modérer les contenus problématiques et illégaux, tels que les propos haineux et les offres de produits dangereux. Il s’applique à toutes les plateformes actives dans l’UE. En cas de non-conformité les amendes peuvent s’élever jusqu’à six pour cent du bénéfice mondial de l’entreprise visée. Pour Trump, « cette législation c’est le diable », a déclaré Andrea Renda, directeur de recherche du think tank bruxellois Centre for European Policy Studies, car il la voit comme un instrument de censure et une forme d’ingérence étrangère. Et la date choisie pour la dénoncer n’a rien d’anodin. Connu pour son impatience, le président américain aura pourtant attendu sept mois après son entrée en fonction pour s’en prendre à un règlement appliqué en Europe depuis déjà deux ans. Le temps pour Ursula von der Leyen d’accepter, le 27 juillet, un accord appliquant des droits de douane de quinze pour cent aux produits européens entrant aux États-Unis.

Dans un message posté sur son réseau Truth Social le 25 août, Donald Trump a menacé d’imposer des « droits de douane substantiels » aux pays qui ne supprimeront pas leurs « taxes et réglementations sur les marchés numériques, conçues pour nuire ou discriminer la technologie américaine ». De quoi faire voler en éclats la félicité dans laquelle baignait l’UE après avoir obtenu un « tariff » inespéré, et qui l’avait conduite, dès le 5 août, à suspendre les représailles commerciales initialement prévues contre les États-Unis en « mettant au congélateur » la liste des produits américains qui auraient dû être taxés.

Andrew Ferguson, président de la FTC (Federal Trade Commission, autorité américaine de la concurrence) et fidèle soutien de Trump avait, dès le 21 août, adressé une lettre à douze grandes sociétés de la tech pour leur demander de ne pas appliquer le DSA, sous peine de se retrouver en situation de non-conformité avec les lois américaines et de faire l’objet d’enquêtes. Selon lui le règlement européen, en s’appliquant aussi aux plateformes américaines, les censure de manière illégale. Par ailleurs, l’administration Trump envisage d’instaurer des restrictions de visas à l’encontre des fonctionnaires et des responsables européens chargés de la mise en œuvre du DSA.

La fixation des Américains sur le DSA renvoie à leur conception de la liberté d’expression, qui est totale aux États-Unis alors qu’en Europe elle peut être encadrée pour protéger la population et l’ordre public. Même destinée à protéger les consommateurs, toute législation y est perçue comme une entrave à la liberté de parole des citoyens, garantie par le Premier amendement de la Constitution, que les grandes entreprises technologiques américaines invoquent aussi pour lever tout obstacle à leur business. Sous prétexte d’assurer la sécurité en ligne, le DSA offrirait aux régulateurs européens un pouvoir démesuré pour censurer des discours jugés indésirables, y compris hors d’Europe.

L’Europe, tout en défendant son droit souverain à réguler les services numériques conformément à ses valeurs démocratiques, a d’abord cherché à « dédramatiser » l’impact du DSA sur les sociétés technologiques américaines. La Finlandaise Henna Virkkunen, vice-présidente de la Commission européenne chargée de la Souveraineté technologique, de la Sécurité et de la Démocratie, a rappelé aux membres du Congrès que le DSA ne les visait pas en particulier car il s’applique sans distinction à toutes les plateformes opérant en Europe et seulement envers des citoyens européens. Plusieurs experts estiment que les plateformes américaines peuvent parfaitement appliquer le DSA sans enfreindre le droit américain en affichant en Europe des contenus et des fonctionnalités différents, même si la gestion de cette « schizophrénie réglementaire » (selon les termes de l’avocat français Maxime Seno) n’a rien de confortable et représente un coût.

En vérité, les Big Tech espéraient sans doute secrètement que, comme pour le RGPD, elles pourraient échapper aux lois européennes. Le célèbre règlement européen, entré en vigueur en 2018, avait fait l’objet de plusieurs traités transatlantiques sur les transferts de données qui avaient permis aux sociétés américaines de s’affranchir en partie de ses exigences, le vidant ainsi quelque peu de sa substance. Rien de tel pour le DSA et le DMA, comme pour d’autres textes sur les services numériques (notamment l’AI Act de mars 2024), que l’UE est décidée à faire appliquer sans concessions. Mais elle marche sur des œufs, car peu de solutions s’offrent à elle face aux intimidations américaines.

Pour des raisons politiques qui dépassent largement les règlements européens, il ne peut être question de déclencher la procédure anti-coercition censée protéger l’UE contre les mesures de rétorsion ou de pression de la part d'autres pays sur les plateformes numériques, même si les éléments juridiques sont réunis. Une révision de l’accord commercial sur les tariffs est possible : le 28 août, dans son règlement qui prévoit la baisse des droits de douane pour les biens industriels américains et pour certains biens agricoles, l’UE a fait figurer une clause de suspension de l’accord, si jamais les États-Unis ne respectaient pas le « deal » en appliquant par exemple de nouveaux droits. Mais la faire jouer semble improbable.

Certains accommodements pourraient être consentis. Ainsi la Commission pourrait se montrer plus conciliante avec les géants américains de la tech en choisissant d’appliquer moins strictement le DMA et le DSA lors d’enquêtes menées à leur encontre. « On peut déjà constater que la Commission ralentit la cadence et ouvre moins d’enquêtes depuis le retour de Donald Trump au pouvoir », observe Alexandre De Streel, professeur de droit européen à l'Université de Namur et directeur académique du programme de recherche numérique du think-tank bruxellois Centre on Regulation in Europe (CERRE).

La directive « omnibus » sur la simplification du numérique, actuellement en préparation pour une entrée en vigueur en 2026, pourrait être modifiée pour « adoucir » le DSA. Quant au projet de taxe européenne sur le numérique, il est encalminé et celui d’une directive sur la responsabilité en matière d’IA, initialement proposé en septembre 2022 a été officiellement retiré par la Commission européenne en février 2025, une date qui ne doit rien au hasard. Pour de nombreux observateurs, il ne sert à rien de tenter d’amadouer les États-Unis de cette manière. Ils estiment que Trump ne cherche pas de compromis au sujet du DSA, mais veut tout simplement que le texte soit abrogé. Ce qui ouvrirait la voie à l’utilisation des plateformes américaines pour diffuser en Europe des contenus reflétant sa vision idéologique et ainsi aider ses alliés populistes de ce côté-ci de l’Atlantique. C’est bien une réelle volonté politique qui se cache derrière les vociférations anti-DSA.

Mais il n’est pas du tout envisageable que l’UE retire purement et simplement ses lois numériques sous la pression étrangère. Contre toute attente, au vu de ses reculades récentes, la Commission européenne a eu l’occasion, le 5 septembre, de montrer qu’elle restait droite dans ses bottes en infligeant à Google une amende de 2,95 milliards d’euros pour avoir violé, depuis 2014, les règles européennes de la concurrence avec ses technologies publicitaires. En réponse, Trump a de nouveau menacé l’UE de relever ses droits de douane. Mais Google n’est pas un bon cheval de bataille pour lui, le géant de Mountain View ayant été déclaré coupable des mêmes faits aux États-Unis en avril 2025 par une Cour fédérale (le jugement est en attente).

Ursula von der Leyen a de nouveau affiché son intransigeance mercredi lors de son discours sur l’état de l’Union, déclarant que « l’Europe fixera toujours ses propres normes et règles ». De l’avis général le vrai test sera le sort de l'enquête européenne contre X (ex- Twitter) pour violations présumées du DSA. Ouverte en décembre 2023, elle pourrait se traduire dans les semaines à venir par une amende supérieure au milliard, sanctionnant l’échec répété de la plateforme à lutter efficacement contre les contenus illicites et la désinformation. Si l’Europe va jusqu’au bout dans ce dossier, et même si Elon Musk n’est plus vraiment son ami, Donald Trump ne manquera pas de réagir avec sa discrétion habituelle. 

Georges Canto
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