Maison Carré

Joyau de la modernité

d'Lëtzebuerger Land vom 31.07.2003

Symbole de la rencontre entre le collectionneur et galeriste Louis Carré (1897-1977) et l'architecte finlandais Alvar Aalto (1898-1976), la Villa Carré à Bazoches-sur-Guyonnes dans la région parisienne, est un joyau de la modernité qui reste encore méconnu. Construite de 1956 à 1959 puis complétée par une piscine en 1963, cette villa, commandée expressément par le galeriste français pour en faire sa maison de campagne, est une des dernières oeuvres de l'illustre architecte, et sa seule réalisation française.

L'histoire commence en 1955, lorsque Louis Carré décide de se faire construire une maison de campagne non loin de Paris dans la Vallée de Chevreuse. Pour ce lieu qui devait être pensé à la fois comme une habitation et comme un espace d'accueil pour son imposante collection, il songe d'abord à le Corbusier, auquel il est très lié. D'une part pour avoir été un des tout premiers à habiter un appartement de l'immeuble réalisé par ce dernier, rue Nungesser et Coli, mais d'autres part aussi pour le rôle qu'il joua dans sa carrière, entre autre en organisant en 1938 à la Galerie Balaÿ et Carré, la première rétrospective picturale de l'architecte suisse. De plus, le Corbusier avait déjà réalisé en 1925 pour le banquier et collectionneur Raoul La Roche, une maison-galerie à Auteuil. Pourtant, au final, appréhendant le «côté 'béton' et un peu rude du travail de le Corbusier»1, Carré choisit après de nombreuses recherches, l'architecte Alvar Aalto. 

La rencontre a lieu le 9 juin 1959, à l'hôtel Danieli à Venise, durant la biennale. Le galeriste, d'emblée séduit par le personnage et la force de ces propositions, donne carte blanche au créateur finlandais pour réaliser ce qui deviendra sa demeure principale. Rappelons que Louis Carré, juriste de formation, d'abord passionné d'orfèvrerie ancienne puis d'art primitif, joua un rôle prépondérant dans la découverte et le soutien d'artistes aussi importants que Juan Gris, Bazaine, Kupka ou encore Calder. Son apport à la reconnaissance de Fernand Léger, après la guerre est reconnu comme décisif.

Le souhait du commanditaire s'articulait autours de différents points, une maison sans faste, où le luxe ne réside que dans le rapport des proportions et où l'on puisse travailler. «Une maison petite à l'extérieur et grande à l'intérieur». Très vite, Aalto acquiert l'entière confiance de Louis Carré, qui résume comme suit leurs nombreux échanges: «Nous  avions tous deux une idée assez universelle de l'art. Je laissais à Aalto une liberté totale et tout ce qu'il faisait m'enchantait: les matériaux, les proportions. Il a une sensibilité extrême pour les matériaux, je crois qu'il tient cela d'un don de poésie, c'est un poète. [...] Lorsqu'en réunion, Aalto donnait son avis, tout le monde s'inclinait, c'était la solution la plus simple, la seule à laquelle personne n'avait pensé et la meilleure». 

De manière générale, les nombreuses réalisations d'Alvar Aalto montrent qu'il était avant tout concerné par des recherches allant dans le sens d'un développement de l'architecture traditionnelle. Dès 1927, lui et sa femme Aino mènent des expérimentations sur le contreplaqué collé et courbé, et délaissent le métal élu par les modernistes tels que Walter Gropius, le Corbusier ou encore Marcel Breuer. Le couple propose une vision proche de la nature et de l'humain: le travail du bois et des formes organiques souples.

La maison de Bazoches le montre parfaitement et s'inscrit totalement dans la filiation des réalisations précédentes. En retrait, située au sommet d'une colline, dont elle suit les lignes, elle s'inspire de l'architecture italienne. Elle rappelle d'ailleurs la maison expérimentale personnelle de Aalto à Muuratsalo. Dans l'ordonnancement de l'espace et la présence du bois évoquant la culture nordique, ce sont plus exactement les manoirs d'origine suédoise, construits dans l'ouest de la Finlande, à partir du XIVe siècle, qui l'influence. Par son implantation parfaitement harmonieuse dans la nature, la Villa Carré est également très similaire à une autre célèbre réalisation, la Maison Mairea, que Aalto construit en 1938-1939 pour le riche industriel Harry Gullicksen à Noormarkku, en Finlande. 

Dans la maison française, l'intérieur est structuré autour d'une pièce principale au centre, et le projet joue avant tout sur une subtile imbrication entre la constitution du lieu et l'intégration de la collection personnelle du galeriste, comme celui-ci le voulait. Enfin, comme pour la Maison Mairea, Alvar Aalto, designer très réputé, conçoit l'ensemble du mobilier. Témoignage rayonnant de l'architecture civile de la seconde moitié du XXe siècle, la Villa Carré, conservée en parfait état avec tout le mobilier, est laissée telle quelle depuis le décès de la veuve Louis Carré, en 2002, qui y habitait jusque-là, et cherche acheteur. Classée depuis 1996, monument historique, elle intéresse très sérieusement l'État finlandais.

Une association des Amis de la Maison Carrée est en cours de création et un site Internet sera mis en service très prochainement. À ce jour, la seule manière de visiter la Villa Carré est de se proposer acheteur (prix de vente: 3,2 millions d'euros, plus 380000 euros pour le mobilier).

 

1 L'ensemble des citations de Louis Carré est ex-trait d'un entretien avec Irmelin Lebeer datant du 24 juillet 1967.

 

 

 

 

Stéphane Ghislain Roussel
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