Sauver de la disparition, contrer l’enfouissement, retenir dans les mailles de l’écriture ce que la mémoire peine à sauvegarder ou que le monde trouve naturel, voire crucial d’oublier ; voilà un autre fil rouge de cette rentrée littéraire. L’archive y joue un rôle majeur, parce que la mémoire humaine est aujourd’hui en lutte avec celle, théoriquement supérieure, des machines qui enregistrent aveuglément. Aussi parce que les auteurs savent que les victoires d’un jour peuvent être les défaites de demain – et que les crimes d’aujourd’hui seront les amnésies de demain.
La hantise de l’oubli, sa certitude, est au centre du fraîchement goncourisé Houris de Kamel Daoud, qui évoque pendant ses 400 pages sombres et violentes le destin d’une jeune femme victime d’un tentative d’égorgement, pendant la Décennie noire, qui a laissé sur son cou une cicatrice en forme de sourie. Tombée enceinte d’un amant parti en mer, parlant à sa future (non-) fille pour lui expliquer pourquoi il est nécessaire qu’elle avorte afin de lui éviter une existence dans un pays invivable pour une femme, Aube, dont le salon de coiffure Schéhérazade est un affront pour l’imam qui profère ses prêches haineux et militants dans la mosquée d’en face, ressasse obsessionnellement cette nuit où elle a failli mourir.
Retournant sur les lieux du crime, elle fait la rencontre d’une autre victime de la guerre – un fils de libraire reconverti de force dans la vente de livres de cuisine, encyclopédie vivante d’une guerre civile que le pays a choisi de collectivement refouler. Celui-ci n’en croit pas ses yeux de voir en Aube la preuve que toute l’archive de massacres de quelque 200 000 victimes oubliées qu’il porte en lui, il ne l’a pas inventée. Car comme le dira Aube, « quand ne survit qu’une seule personne d’une guerre entière, cette guerre devient le fait de son imagination, le seul endroit où elle possède un champ de bataille. »
Face à la violence des hommes et pour contrecarrer sa condition de quasi-mutique, Aube a développé un langage intérieur, dans lequel se réfugie également la jeune narratrice iranienne de Badjens de Delphine Minoui, narratrice dont le surnom qu’elle se donne, badjens1 donc, devient le symbole d’une rébellion face au cousin violeur, au père-tyran, à un pays où naître, c’est « mourir dans le regard des hommes », où un foulard qui glisse devient prétexte à une verbalisation, où il faut, comme Schéhérazade, « prolonger les récits inachevés en espérant que, un jour, le nôtre trouve à son tour un dénouement heureux ».
Alors que Minoui raconte dans le style simple et incisif de sa jeune narratrice un Iran répressif et la montée de la rébellion qui a suivi l’assassinat de Mahsa Amini, l’autrice glisse, en douce, une analyse sur le lien entre langage et société que l’on retrouve aussi chez Daoud : « Je me suis toujours demandé si la cartographie ou encore la langue d’un pays avaient une influence sur sa sociologie. En persan, ce n’est peut-être pas anodin, il n’y a ni masculin ni féminin. Comme si les lettres mâles avaient endormi les femelles avec un coton d’éther. »
Un autre féminicide est au centre de Magali de Caryl Férey – l’assassinat de Magali Blandin, tuée par son mari, qui l’a ensuite enterrée dans la forêt et qui, pour s’y prendre, a eu le culot d’impliquer ses propres parents et des immigrés géorgiens qui n’ont pas manqué de le faire chanter. Sorte de Retour à Montfort-sur-Meu qui se veut sociologique comme Édouard Louis et Didier Eribon, drôle et léger comme Dimitri Verhulst et investigateur comme Philippe Jaenada, le roman-enquête de Férey est, au final, simplement… meuh.
Si son enquête piétine, c’est parce que Férey ne parle qu’à des connaissances d’antan, consulte pour toutes archives la presse locale et picole un peu avec ces mêmes connaissances en émettant quelques commentaires lourdauds sur le temps qui a passé. La fictionnalisation des personnes réelles par recours à une onomastique pseudo-poétique (l’éditrice s’appelle Poupée de Sang) tombe à plat, l’humour est malaisant dans le contexte féminicide, Férey s’intéresse plus à la psyché du tueur qu’à la victime – et finit par une pirouette presque outrageuse tant il essaie maladroitement de mettre la paresse de son roman mal ou pas relu2 sur le dos de l’universalité de son propos. Car Magali est si absente de Magali, « si elle est anonyme, c’est qu’elle est toutes les femmes » Heureusement que Férey, lui, n’est pas tous les auteurs.
N’est donc pas Philippe Jaenada qui veut : dans La désinvolture est une bien belle chose, son dernier roman, agréablement court pour du Jaenada (il ne fait « que » 480 pages), c’est toute une époque enfouie qu’il s’agit de sauver de l’oubli. Cette fois-ci, ça n’est pas, comme à son habitude, un meurtre non ou mal élucidé qu’il essaie de résoudre, mais le suicide de la jeune Kaki, modèle chez Fath comme le fut aussi Marcelle Pichon, qui s’est laissée mourir de faim et à qui Grégoire Bouillier a consacré son long Le cœur ne cède pas.
Faisant le « Tour de France par les bords » dans une Kuga de location, l’auteur enquête sur les Moineaux, une bande de jeunes perdus réunis dans le sillage d’un certain Guy Debord qui apparaît un peu partout, dans cette rentrée littéraire, des oiseaux de nuit presque tous alcooliques, drogués, qui souffraient d’avoir été des enfants d’après-guerre abandonnés ou maltraités, délaissés par des parents absents et peu modèles – les parents de Kaki furent de zélés collaborateurs et antisémites –, puis fourrés dans des maisons du Bon Pasteur où l’on venait soi-disant en aide à des femmes en difficulté mais où l’on sait depuis le dur et touchant Small Things Like These de Claire Keegan qu’on les maltraitait souvent.
On y voit passer, dans une ambiance de plus en plus proche de Patrick Modiano, des silhouettes fantomatiques qui ont quitté ce monde sans laisser de traces et à qui Jaenada donne un peu de chair romanesque pour les sauver de l’oubli auquel une vie dans les marges les destinait ; on y voit apparaître une France enfouie et noyée par les signifiants de la mondialisation. Alors qu’il restitue, avec force détails, prénoms et biographies qui parfois égarent le lecteur, une époque, Jaenada s’insurge contre l’impossibilité de trouver des bars, des vrais3, et constate que la France-palimpseste qu’il s’évertue à recréer a fait place à un monde sans âme, laid, redondant : « Tous les bars ont disparu […], je marche près d’une heure entre la rue Pierre-Semard et la rue Victor-Micholet, […] où une époque s’est si complètement perdue : des magasins de fringue quelconques ou vintage, des biscuiteries, calissons nougats berlingots, la Maison du savon de Marseille, maroquinerie, chaussures, coworking, café bio, téléphonie, bubble tea, bijoux artisanaux, véritables french tacos, beaucoup de boutiques sont fermées, galeries d’art pour touristes qui ne viennent même pas, même la gentrification est ratée. »
Et n’est pas non plus Édouard Louis qui veut, malgré tout le mal qu’on a pu dire de son livre précédent : dans L’Effondrement (prix Inrocks), il évoque son frère mort à l’âge de 38 ans des séquelles de son addiction à l’alcool, frère avec qui il avait rompu depuis que celui-ci lui avait fait part de sa haine des « tapettes ». Dans un récit moins égocentrique qu’à l’accoutumée, où il observe le chagrin d’une mère coresponsable d’avoir brisé les rêves de son fils, Louis répète certes une analyse sociologique des hiérarchies de classe qui ont successivement brisé le père puis le fils, les enfermant dans une spirale de violence, mais il les ressasse avec plus de colère et plus d’empathie que dans ses précédents ouvrages, réussissant un touchant portrait de ce frère qui disait lui-même : « J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison », de cet homme dont le sort tragique découlait du fait que « les mécanismes du déterminisme social ont échoué à totalement conditionner la personne qu’il était ». Ces mécanismes l’ont isolé, précarisé et fait choir dans l’addiction, ils n’ont cependant pas réussi à briser ses rêves d’une vie meilleure à laquelle il pensait avoir mais jamais n’aurait droit.
Edouard Louis sauve ainsi de l’oubli un à un les membres de sa tribu. Hélène Gaudy, également finaliste du Goncourt et qui l’aurait plus que mérité, part d’un être encore vivant. Alors qu’elle apprend qu’existe quelque part en Louisiane une île qui porte le prénom de son père et qui chaque jour s’enfonce un peu plus dans l’eau, elle planifie, dans Archipels de sauver des eaux de l’oubli cet homme qui a comme particularité de n’avoir gardé aucun souvenir de son enfance.
Féroce artiste-collectionneur dont l’atelier consiste en une sorte de fouillis où l’autrice a l’impression qu’il accumule les preuves – mais les preuves d’existence plus générales que la sienne–, fils d’un résistant dont l’histoire a en partie inspiré La Grande Évasion, enseignant politiquement engagé en Algérie en 1961, Jean-Charles se dédouble au fur que l’autrice enquête : il y a ce père qu’elle voit au quotidien, et il y a l’homme sur lequel elle enquête, dans des cahiers qu’il lui a légués, dans l’atelier qu’elle fouille à la recherche de vestiges.
« Quand la vieillesse arrive, la conscience aiguë, attentive, qu’on prête à nos enfants nous revient sous une forme plus inquiète. On renoue avec la conscience du temps, comme si l’âge adulte n’avait été qu’une parenthèse où l’on feignait d’ignorer son passage. On recommence à observer les visages. C’est une autre urgence qui nous prend. » C’est cette conscience qui fait écrire à Gaudy un livre infiniment touchant, un portrait anthume aussi émouvant qu’intelligent, conscient des limites de la mémoire comme de celles du récit, qu’elle fait néanmoins, par moments, éclater.