À l’automne des ogres

d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2024

« Pour veiller les unes sur les autres, elles faisaient ce que pouvaient faire des filles seules quand, dans la ville, on laissait circuler des ogres. Soit, presque rien. » C’est une des nombreuses phrases percutantes d’Aucun respect d’Emmanuelle Lambert. Un roman sur la relation, tissée d’abord d’admiration, de respect et de raillerie, d’une jeune archiviste avec celui qui fut pendant longtemps l’un des derniers enfants terribles de la littérature française avant qu’il ne finisse sa vie sur un dernier texte illisible, grotesque, pervers, texte qui l’aurait aujourd’hui annulé sans tergiversation aucune – à savoir Alain Robbe-Grillet. L’autrice nous gratifie de quelques-uns de ses traits d’esprits les plus succulents (« Un jour, j’étais à une réception, je ne sais plus laquelle, il y avait aussi Marguerite Duras entourée de sa cour. Elle avait dit qu’elle était le plus grand écrivain vivant. Et j’ai répondu : ‘C’est vrai.’ (Un temps.) ‘Moi aussi.’ »)

La question que pose ce roman est celle de la liberté et de l’espace qu’on peut laisser encore à un auteur quand son imaginaire débridé, potentiellement indicible, truffé de fantasmes horribles, se frotte à un contexte de libération de la parole, quand on constate qu’on vit dans un monde où « les contes cruels n’ont, hélas, rien d’irréaliste » et que « l’anomalie fantasmatique » de Robbe-Grillet n’était peut-être que « l’expression maximalisée d’une saloperie ordinaire ». Et Lambert de conclure, avec une lucidité toute mélancolique : « La question, c’est de savoir ce qu’on fait des écrivains, à supposer qu’on doive en faire quelque chose. S’ils ne sont pas trop mauvais, il y a un moment où ils sont dépassés par leur œuvre. Ils s’entêtent, vieillissent. Ils sont lourds d’eux-mêmes, de leurs affects et de leurs erreurs. »

Il s’agit de l’un des textes les plus intelligents de cette rentrée littéraire qui manque parfois de subtilité, dans les propos comme dans les sujets abordés. Les thématiques reflètent et se recoupent de plus en plus avec les combats sociétaux les plus urgents : les féminicides et autres violences sexuelles, le changement climatique, la mémoire de génocides et guerres civiles passés qui renvoient à ceux qui terrassent la planète aujourd’hui. Mais si les auteurs sont nombreux à aborder des sujets dont l’actualité est brûlante, ils ne le font pas toujours en rendant justice à la complexité de cette actualité, peut-être parce que parfois, ils sont trop proches du sujet pour bénéficier de cette distance par laquelle Giorgio Agamben définissait la véritable contemporanéité.

La rentrée littéraire française de 2024, avec ses 459 romans publiés dont l’écrasante majorité tombera dans l’oubli avant la fin de l’année1, manque donc d’un brin de folie. C’est peut-être parce que le monde dans lequel nous vivons ne connaît de folie plus que celle, meurtrière, des assassins et des violeurs. Elle est, par contre, suivant la logique de cette folie meurtrière qui met à sac la planète, souvent gorgée de violence et sanguinolente à souhait, avec force accumulations de charniers (Jacaranda de Gaël Faye), de femmes assassinées (Magali de Caryl Férey) et suicidées (La désinvolture est une bien belle chose de Philippe Jaenada), de femmes qui prennent leur revanche et éventrent de sinistres violeurs (Madelaine avant l’aube de Sandrine Collette). On y parle de guerre civile algérienne (Houris de Kamel Daoud), du génocide des Tutsi au Rwanda (le roman de Faye), d’Auschwitz-Birkenau (Le syndrome de l’Orangerie de Grégoire Bouillier), de collaborateurs français zélés (Jaenada) et même, massacre plus métaphorique, des derniers jours du parti socialiste français.

Dans Jacaranda, Gaël Faye l’un des quatre finalistes du prix Goncourt, raconte comment Milan, jeune métis né d’une mère rwandaise et d’un père français, essaie de briser le silence d’une mère qui jamais ne voudra (ni ne pourra) lui raconter son passé familial ni son propre vécu traumatique. Après que Claude, un jeune rescapé rwandais traumatisé, a brièvement été accueilli dans sa famille pour être ensuite renvoyé à Kigali, Milan n’aura de cesse de vouloir connaître ce pays qui est à moitié le sien et dont on lui refuse de parler. C’est dans la capitale rwandaise que le jeune narrateur, las du mutisme maternel, atterrira des années plus tard pour ne plus (guère) en partir, essayant d’élucider son passé familial, profondément lié au génocide de 1994.

Jacaranda se lit d’une traite, son écriture est efficace et l’auteur a le sens de la formule (étonné que les gens se retournent sur lui, arguant que pourtant, il n’est pas blanc, Milan se fera rabrouer par Claude : « Métis, ça n’existe pas »). Il pose de façon assez nuancée quoiqu’un brin naïve et manichéenne la question du pardon, de la reconstruction et de la survie d’une nation brisée par un trauma collectif. C’est aussi un roman volontairement destiné au grand public, dont l’écriture n’a rien de révolutionnaire et dont la métaphore centrale, contenue toute entière dans son titre, affiche trop fièrement sa poésie éculée.

Plus violent encore, mais moins réussi, Madelaine avant l’aube de Sandrine Collette, autre finaliste du Goncourt, est une sorte de Zola des champs, qui emprunte le caractère allégorique de son récit à Crépuscule, dernier roman de Philippe Claudel, sans en avoir la force ni le souffle narratif. Eugène et sa famille vivent aux Montées, un hameau coupé du monde où la vie est dure, où les maîtres sont méchants et les pauvres très pauvres. L’arrivée d’une jeune fille sauvage ne changera pas grand-chose, si ce n’est d’accélérer une tragédie habilement inscrite dans la trame du roman et que l’intrigue déroule avec un stoïcisme presque cruel. La narration omnisciente prend la relève après la mort du narrateur homodiégétique au milieu du roman est aussi rugueuse et dure que le sol gelé responsable d’une longue famine au dernier tiers du récit. L’autrice pousse sa misanthropie au point où son narrateur, le seul qui éprouve de l’empathie, s’avère n’être autre chose que le chien d’un des personnages.

Avec des personnages masculins à la limite de la caricature et des revirements narratifs tirés par les cheveux, la déferlante de violence finit par lasser et on se demande ce qui a bien pu tant fasciner le jury du Goncourt, dans ce chemin de croix sans espoir ni bonheur. Collette évoque avec justesse « cette phrase attachée à eux de leur naissance jusqu’aux derniers jours : c’était ainsi ». Elle concède qu’il n’y ni rédemption ni perspective possible pour sa famille de crève-la-faim (sinon celle de crever de faim) et elle se contente de tirer sur le fil sanglant de leur tragique destin. Un tel fatalisme relève quelque peu du voyeurisme, voire du sadisme.

Bien loin de ce prosaïsme sec et aride, Le club des enfants perdus de Rebecca Lighieri est une merveille d’invention sombre et touchante, qui parle du désastre écologique et des inquiétudes d’une jeune génération en mêlant, aux mondes fantastiques auxquels Emmanuelle Bayamack-Tam nous avait habitués, l’univers plus naturaliste et l’écriture plus directe de son hétéronyme Lighieri. Deux narrateurs y prennent la relève : d’abord, la parole est donnée à Armand, comédien de renom qui forme avec son épouse-actrice Birke une sorte de Brangelina de la Comédie française. Il espérait que de leur union naîtrait une fille prodigieusement belle, talentueuse et assoiffée de vie, et non pas cette jeune fille un peu craintive qui est leur fille Miranda et dont il retrace leur vie commune.

Quand, au bout de 240 pages, vient le tour de Miranda de reprendre le récit, l’on comprend que le père, lui, n’a rien compris à la vie intérieure de sa fille, une vie faite de doutes et de craintes liés à ses dons surnaturels. Miranda étant capable de lire dans les pensées, le passé et le futur des gens, de se mettre véritablement dans la peau d’un autre et de passer, comme Alice de Lewis Carroll, de l’autre côté du miroir. Ces dons la condamnent à un excès d’empathie qui rend sa vie invivable et l’amène à développer une fascination morbide pour le club des vingt-sept : « Je sais pourquoi Kurt Cobain s’est tué le 5 avril 1994. […] Vingt-sept ans, c’est l’âge critique. Si vous tenez jusqu’à vingt-huit, vous êtes sauvé. À moins que ce soit l’inverse. Parce que si vous tenez jusque-là, c’est que vous avez compris comment être un adulte, comment faire avec les responsabilités, les contraintes, l’ennui, l’amour, l’absence d’amour. Si vous arrivez jusque-là, c’est que vous avec accepté la vie comme un long processus de dépossession et d’affaiblissement. Si vous arrivez jusque-là, c’est que vous avez consenti à la défaite. Bravo, félicitations. »

Si Rebecca Lighieri recourt à cette astuce formelle qui consiste à mettre en scène l’incompatibilité des réalités intérieures à travers deux perspectives relatant une seule et même histoire, c’est pour montrer que des mondes séparent le récit du boomer Armand et celui de sa fille Miranda. Au-delà d’une exploration radicale des limites de l’empathie et d’un récit alarmiste et profondément pessimiste sur la destruction de la planète et notre responsabilité dans tout ça, Le club des enfants perdus est un beau roman sur l’amour qu’un père voue à sa fille en dépit de l’incompréhension totale et irrémédiable avec laquelle il a essayé de l’aimer.

Jeff Schinker
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