Beau, grand, étonnant, ingénieux, nouveau, avec ce Ruy Blas Yves Beaunesne, fait magistralement fonctionner la magie du classique, le divertissement est de taille, et se lie au spectateur sans effriter la beauté du texte de Victor Hugo et, en plus, c’est sincèrement drôle. Joué au Grand Théâtre de Luxembourg à l’aube d’un hiver qui s’annonce rude, ce Ruy Blas offre la chaleur de l’Espagne à nos cœurs et la beauté de la langue de Hugo à nos esprits. C’est ce genre de spectacle qui guide à nous occuper de rêve toute une nuit durant.
De la création d’Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev en 1995 – qui l’aura vu éclore en tant que metteur en scène – à sa nomination en tant que directeur de la Comédie Poitou-Charentes en janvier 2011, en passant par les nombreux spectacles qu’il signera durant ces 25 années – dont plusieurs passés sur les scènes des Théâtres de la Ville de Luxembourg (Le Canard sauvage, Le Récit de la servante Zerline, Lorenzaccio, Roméo et Juliette, L’Annonce faite à Marie, Le Cid) – Yves Beaunesne est l’un des monstres sacrés du théâtre français.
Avec son Ruy Blas, créé en juin 2019 au Château de Grignan pour les prestigieuses Fêtes Nocturnes, le metteur en scène français offre un spectacle infusé de tradition et de contemporain, tout en livrant à ses spectateurs le frisson que transportent les lignes d’Hugo. Car pour Beaunesne, Ruy Blas est tout à la fois conte de fée, mélodrame, drame romantique et comédie et en ce sens, sa vision ici en présence, rassemble une énergie entre ordre et folie, sérieux et humour, tenue classique et éclat des codes.
Dans Ruy Blas, tout repose sur des anachronismes. À sa création, la pièce est jouée en grande pompe devant la façade d’époque du château de Grignan, là au studio du Grand Théâtre, elle s’installe dans une boîte noire, bornée de rangées de spots, dominée par le gril au-dessus de la scène et confrontée à un gradin (plein) en ferraille. Les contrastes commencent ici, dans les différents cadres de représentation et se suivent dans le fond comme dans la forme, comme si tout s’entrechoquait, c’est grisant et ça n’entiche en rien à la dynamique originelle du spectacle.
Et pourtant c’est un gros bateau : onze personnes au plateau (neuf comédiens, deux musiciennes), et néanmoins aucune scorie, rien pour troubler l’effet dramatique. La large distribution – de 23 à 75 ans – est parfaite, comme si l’équipe choisie formait une troupe à l’ancienne, logée à la même enseigne, celle du récit hugolien. Cette ambiance est bien au cœur de la façon de travailler d’Yves Beaunesne, qui, dans sa direction, met en valeur encore bien d’autres contrastes qui viennent de sa palette d’acteurs, libres dans leurs propositions, mais livrés à corps au texte, ouvrant à une diversité de personnages. De fait, Beaunesne est le premier spectateur de son spectacle, et fait de la considération de son public une grande arme pour que le théâtre opère.
À la force d’un casting, ainsi sculpté de main de maître, Beaunesne subjugue le drame autant que la comédie qu’insuffle Ruy Blas. Le jeune loup de Ruy Blas qu’incarne à merveille François Deblock, convoque l’alexandrin de Victor Hugo pour chanter le combat populaire face à une oligarchie vicieuse. Un héros épris d’une reine, la lumineuse Noémie Gantier, en pleine crise d’adolescence, effrontée et surtout plus femme que reine, abandonnant volontiers ses habits de monarque pour courir le plateau, éperdue d’amour. Marionnettiste de ce duo d’amoureux, Thierry Bosc est magistral dans le rôle de Don Salluste de Bazan, aussi vil que malfaisant, combinant une rage profonde envers la reine et le sadisme du manipulateur. En force, Jean-Christophe Quenon offre un Don César joyeux avec qui on aimerait bien nous aussi nous ivrogner. Et le reste de la troupe brille tout autant, entre le Don Guritan honorifique et ridicule que fait Guy Pion ou les rôles de la Duchesse d’Albuquerque et Casilda, tenues en miroir par Fabienne Lucchetti et Marine Sylf, l’une stricte, l’autre frivole, toutes deux respirant un côté de l’extrême, c’est bien vu.
Et puis, quand le texte dramatique lui seul, ne peut plus fonctionner à l’ère moderne, pour l’émotion et le rythme Beaunesne injecte à tout cela, une musique signée Camille Rocailleux et les musiciennes Anne-Lise Binard et Elsa Guiet, complément aux images créées comme des tableaux de maîtres. Parce que oui, si la modernité emplie les minutes de cette pièce, l’objet reste un texte classique, français qui plus est.
De fait, l’ensemble est porté par une machinerie de poulies placées à vue, une scénographie (Damien Caille-Perret) forte mais simple d’efficacité et des costumes superbes (Jean-Daniel Vuillermoz), comme autant de symboles d’une théâtralité affirmée. Tout vient de l’espace, comme s’il fallait le remplir de théâtre, mais aussi le rendre lisible, permettre d’y voir l’intrigue se jouer. Le sens de l’image que développe Beaunesne dans cette pièce est extraordinaire et plein de fulgurances.
Ainsi, dans cette nouvelle création, par des images fortes, Yves Beaunesne simplifie un texte qui trop souvent connaît le poids du « classique ». Là, entouré d’une équipe remarquable, le metteur en scène répond à la question qui tourmente : « pourquoi reprendre inlassablement un classique ? » Pour ça : revoir les lignes, polir la structure, « re » quelque chose la tradition, pour rallier le rire et la pensée.