C’est un cas d’école. Après les ruines est objectivement un bon spectacle, mais divise en tant qu’« œuvre ». Et cela pas tant pour la thématique migratoire, ô combien problématique sociétale centrale d’aujourd’hui, qu’il aborde, mais plutôt dans son style, dans la façon dont il l’aborde. Car dans ce spectacle, le texte n’est qu’une succession d’idées, un medley entre des pensées, qu’on dirait sorties spontanément de l’esprit de Bertrand Sinapi, et des témoignages, tristes et puissants, de ceux liés, qui subissent ou ont subi le propos en présence. Dans Après les ruines on nous parle de frontières, de réfugiés, d’exile, de survie et surtout on nous pose des questions essentielles mais qui malheureusement seront à jamais sans réponse, même après l’expérience d’une si belle pièce.
Brecht disait que le théâtre doit divertir et instruire, « car il y a plaisir d’apprendre ». À contre-sens, Après les ruines – accueilli la semaine passée pour une représentation unique à la Kulturfabrik à Esch – ne dit rien de nouveau et ne nous apprend rien de neuf. Mais est-ce si important finalement ? De toute façon la thématique traitée ici est tant surexploitée qu’il n’y a plus rien à « instruire ». Les polémiques aujourd’hui s’essoufflent aussi vite qu’elles arrivent. Il faut en parler, certes, mais le ras le bol de l’unilatéralité des directions artistiques d’aujourd’hui vers certains sujets se ressent à l’après pièce. Dans le foyer, des bruits divers voire tranchés, sifflent à nos oreilles.
Pourtant, la direction de la Cie Pardès Rimonim nous fait voir une nouvelle dimension du problème, transposé à l’inverse : si un Français avait à fuir, à demander l’exil ailleurs, ici en l’occurrence en Allemagne. Au plus proche de nous, on nous montre une personne obligée de raconter son histoire, faire en sorte qu’on la croie, qu’on l’aide. Pourtant quand la langue n’est pas la même, les lois sont restrictives, voire insensées, qu’on a tout laissé derrière soi, et qu’on espère s’en sortir, qu’on aspire à survivre, pas facile de trouver les mots pour convaincre.
C’est ce que montre Après les ruines. Dans une boîte aux murs blancs, remplie des ombres du cauchemar vécu par le protagoniste, et de micros donnant la parole, exutoire pour hurler son désarroi – une scénographie signifiant l’enfermement –, Sinapi signe avec des idées fortes et simples, empruntées ou nouvelles, un récit entre fiction et documentaire qui rappelle que personne n’est à l’abri de rien.
Les Pardès nous ont habitués à un théâtre d’idées (voir d’Land du 19.4.), et cette dernière création ne fait pas figure d’exception. Si le texte connaît quelques paradoxes, mélangeant incompréhensions d’utilité dramaturgique, paroles de témoins, poésie, chant et une narration plutôt anodine face au reste, Après les ruines regorge d’intelligence dans la mise en scène. Car, dans Après les ruines, on n’a pas de quoi l’oublier, nous sommes au théâtre. Un théâtre d’art qui donne à voir des images, à entendre des bruits, des sons et surtout les voix des comédiens. Une parole unifiée autour d’un propos engagé.
Malheureusement, la malédiction du théâtre « engagé » de nos jours, c’est de ne plus influencer grand monde. Sur scène, tout s’entend, néanmoins, après la pièce, quand le jour est revenu dans la salle, chacun rentre chez soi, reprenant le cours d’une vie tout à fait sereine, sans encombre, sans trop de problèmes, ceux-là même qui pourraient empêcher de passer quelques heures au théâtre. Le public des théâtres est ainsi majoritairement fait.
Pourtant, la tragédie de ses origines, depuis l’Athènes antique, a un ressort politique et s’opère dans une confrontation critique à laquelle assistent les citoyens de la cité avec verve et implication. D’ailleurs les thématiques qui y étaient traitées sont assez proches de celles du théâtre moderne, à savoir les nouvelles valeurs de la société, le droit, la solidarité… Alors, pourquoi n’arrivons-nous plus à faire résonner le spectacle vivant comme dans l’Antiquité ? Pourquoi quand résonne « Qu’est ce qu’on fait maintenant ? » – derniers mots d’Après les ruines, donnés d’un témoignage recueilli – personne ne se lève pour tenter de donner une réponse ou au moins d’ouvrir le débat ? Sûrement parce que la « bien-pensance » n’est devenue qu’un positionnement et n’engage plus à passer à l’action…
Ainsi, Après les ruines, sans se montrer comme l’hymne du problème, est une façon de faire quelque chose, de remettre sur le tapis ce discours bien-pensant, en le questionnant à nouveau, en insistant encore, pour chercher le début d’une réponse…