Un effacement

d'Lëtzebuerger Land du 23.08.2024

Aymeric, « spécialiste des plans foireux », a le chic pour se laisser embarquer dans des « histoires compliquées ». Que ce soit une relation de plusieurs mois avec Léa, qui refuse qu’il la voie toute nue même lors de leurs ébats ou un sombre plan de désamiantage illégal (transformé pour des raisons d’économie narrative en simple cambriolage dans l’adaptation cinématographique) qui lui fait passer une petite année en prison, c’est sa gentillesse, sa timidité, son incapacité à dire non qui fera de lui un de ceux qui sont ballotés par le destin plutôt que de le prendre en main. L’avantage, c’est qu’avec lui, on ne s’ennuie jamais – contrairement aux gens méchants « à qui il n’arrive jamais rien », comme le lui dit Florence, une connaissance d’antan qu’il recroise après être sorti de taule et qui est enceinte de six mois d’un enfant dont le futur père refuse d’assumer la paternité, puisqu’il en déjà deux, d’enfants, ainsi qu’une femme qui ignore tout de son infidélité.

Son dernier exploit en date : tomber amoureux de ladite Florence. Et Aymeric, qui dans le film porte le patronyme de l’auteur, de devenir lentement le substitut de Christophe, le père biologique absent, endossant peu à peu et, là encore un peu malgré lui, le rôle de père véritable, s’attachant à cette petite créature dont à la naissance encore il ne savait que faire. Du coup, quand Christophe refait une fulgurante apparition dans la vie de son ex-amante après que sa femme et ses deux enfants ont péri dans un accident de voiture, Aymeric se montre tout sauf enchanté, faisant valoir que Jim n’est pas une « roue de secours » et qu’on ne « sème pas de petites graines par-ci par-là en se disant : au cas où il arrive quelque chose aux officiels, je pourrai toujours me rabattre sur les autres ».

Surtout qu’on sent vite que ce Christophe, sous des dehors de mec déprimé, est justement revenu pour réclamer son dû, pour se reconstruire une existence avec ce fils rejeté, à qui d’ailleurs on n’a jamais dit qu’Aymeric n’est pas son père et qui se demande ce que vient foutre dans leur vie cet homme un peu bizarre, pas très sympathique, dont Aymeric dira, quand le temps, pour lui, est encore à l’humour et à la moquerie, qu’il a « pris la place du chien. »

Avant-dernier roman de Pierric Bailly, Le roman de Jim reste peut-être son meilleur livre, qui condense tout ce que les précédents et le suivant (La Foudre) contiennent en germe – la question de la paternité, de vouloir des enfants ou non, abordée dans Les Enfants des autres, la région du Haut-Jura et le contraste entre vie urbaine et vie rurale, que l’on retrouve dans à peu près tous les romans de l’auteur, son style direct, sans fioritures, dont le relâchement même est de fait très travaillé mais aussi et surtout, ses personnages de narrateurs mâles un peu ermites, des rustres au cœur tendre qui pourraient presqu’être des clichés si n’était le talent de Bailly, précisément, à dessiner des personnages nuancés, qui ne jugent pas autrui car ils comprennent, pour être eux-mêmes animés de mille doutes et contradictions, que les gestes des autres, pour incohérents et blessants qu’ils puissent paraître, ne sont souvent que la manifestation externe et souvent maladroite d’une vie intérieure faite de déchirures et de d’incertitudes.

L’ingéniosité du Roman de Jim, au-delà de condenser toutes les forces de l’écriture de Bailly, c’est de brosser le portrait d’un homme effacé qui, confronté à une tentative d’éradication, apprend à se rebeller, à lutter pour avoir sa place dans un monde et une société qui n’attendent qu’à écraser ces timides qui ont en horreur l’incessant bruitage de ceux qui s’approprient le réel avec la sourde violence des dominants. Le titre du roman, d’où le narrateur est clairement exclu, ses premières pages, qui font croire qu’on est en situation de narration hétérodiégétique tant Aymeric tarde à se manifester dans son propre récit, le discours indirect libre qui envahit sa narration – le roman de Bailly miroite formellement cette discrétion, cette gentillesse qui causera la perte de son narrateur, mais qui fera également sa touchante humanité.

Petites mains

Dans L’homme des bois, récit sur la vie et la mort mystérieuse de son père, Pierric Bailly évoque les engagements de son père et son emploi d’infirmier – le métier qu’exerce aussi Florence : « Ce fameux réel qu’on nous rabâche à longueur de discours, c’était son quotidien. Les cas sociaux, les types ravagés, les éclopés de la vie, les fous, les paumés, les rebuts de la société, il ne les croisait pas qu’au cinéma, dans une représentation trop souvent édulcorée, acceptable, fréquentable, romantique, émouvante ou misérabiliste. »

Se définit ici en creux une sorte de poétique de l’œuvre de Bailly, qui serait une tentative de chercher comment représenter le réel des éclopés de la vie et celui des « petites mains », catégorie dans laquelle il classera son père, sans verser dans les représentations édulcorées, romantiques, misérabilistes de mainte fiction, cinématographique ou autre.

Il s’agissait donc, pour les frères Larrieu qui ont relevé le défi d’adapter pour le cinéma Le roman de Jim, de rester fidèles à l’œuvre de Bailly tout en évitant les écueils énumérés par l’auteur et que l’on retrouve (trop) souvent dans certaines productions cinématographiques françaises. Et on voit bien, en comparant ce magnifique Roman de Jim à Belle Enfant, autre film français de cet été 2024 qui tourne autour de relations familiales dysfonctionnelles, quelle infecte soupe mélodramatique, mièvre et molle cette adaptation aurait pu devenir si elle était tombée entre de mauvaises mains (pur hasard ou ironie dramatique que nous réserve parfois le réel, le réalisateur de cette colossale daube s’appelle… JIM, en majuscules).

Heureusement, le film des frères Larrieu, qui a fêté sa première à Cannes, est, hormis quelques simplifications narratives et moments de réécriture intelligemment orchestrés1, au plus près du roman de Bailly. Il réussit à donner vie à ses personnages de papier sans faux-pas aucun : la fragilité d’Aymeric (Karim Leklou), son effacement, sa souffrance mutique, intériorisée, les égarements de Flo (Laetitia Dosch), le trouble de Jim adulte (Andranic Manet), la personnalité impavide de Monique, tout y est.

Surtout, la modestie de l’écriture de Pierric Bailly est transposée dans le langage filmique d’un long-métrage qui ne paie pas de mine, avec son esthétique de film français des années 1990 sans prétention, sa voix off d’abord un peu facile, ses scènes rurales de mecs qui prennent l’apéro en parlant de la vie et de ses aléas. Très vite pourtant, cette réalisation modeste, soutenue par une bande sonore touchante, se met au service de l’intrigue et, surtout, à cette belle constellation familiale fragile au centre de laquelle se trouvent Aymeric et son fils. On retiendra avant tout la performance magistrale, époustouflante de Karim Leklou sur les épaules duquel repose, outre « son » enfant Jim – c’est ainsi qu’on les voit sur l’affiche du film, traîtreusement niaise –, tout l’édifice de cette fiction qui pose la question de nos fragilités à nous tous, dans un monde contemporain qu’on a de plus en plus de mal à expliquer à nos enfants puisqu’il nous déborde et nous insupporte nous-mêmes. Et qui la pose, cette question, avec une rare délicatesse. À sa toute fin, lumineuse, on se mettrait presque à espérer que oui, dans ce monde, il reste encore de la place pour les trop gentils.

Jeff Schinker
© 2024 d’Lëtzebuerger Land