Chronique Internet

Inquiétante décapitation

d'Lëtzebuerger Land vom 04.05.2018

Jan Koum, l’un des deux fondateurs de l’application de messagerie mobile WhatsApp, a annoncé cette semaine qu’il quittait la direction de l’entreprise, rachetée pour une vingtaine de milliards de dollars par Facebook en février 2014. Le Washington Post a rapporté que ce départ a été causé par un désaccord stratégique avec Facebook. Il était « épuisé par des divergences sur l’approche » concernant divers sujets, dont les revenus publicitaires et le ciblage des données, a précisé le quotidien. Facebook a fait savoir que le mandat de Koum à son Conseil d’administration ne serait pas renouvelé.

Le cofondateur de WhatsApp, Brian Acton, a lui annoncé son départ en novembre dernier ; par la suite, au plus fort du scandale autour des données de Facebook siphonnées par Cambridge Analytica, il avait participé à la campagne #DeleteFacebook. Selon Le Washington Post, Koum avait déjà pris sa décision de quitter le navire avant cette affaire.

L’absorption de WhatsApp par la compagnie de Mark Zuckerberg avait choqué beaucoup d’utilisateurs en 2014. La plateforme avait réussi à fidéliser en quelques années un grand nombre d’internautes grâce à un fonctionnement fiable, une interface plaisante, la possibilité de contourner la tarification des opérateurs sur les SMS et la promesse de ne pas recourir à la publicité pour se financer. Elle avait juré alors que ces caractéristiques resteraient sa marque de fabrique.

Né en 1976 à Kiev, Jan Koum relève de ces légendes « rags to riches » dont raffolent les Américains. En 1992, il s’établit à Mountain View avec sa mère et sa grand-mère, bénéficiant d’un programme d’aide sociale. Sa mère gagne sa vie comme babysitter, lui fait le ménage dans une épicerie. Attiré par la programmation, il s’inscrit à l’Université de San José et commence à travailler chez Ernst & Young comme testeur. Il y rencontre Brian Acton. Après un passage chez Yahoo comme ingénieur en infrastructure (et une tentative infructueuse de se faire embaucher par Facebook), Koum a l’idée de WhatsApp en janvier 2009. L’app fait son chemin, séduisant des centaines de millions d’internautes. Après un dîner chez Mark Zuckerberg, le 9 février 2014, l’union des deux entreprises est annoncée dix jours plus tard.
Cette acquisition a permis à Jan Koum de se constituer une fortune évaluée par Bloomberg à 10,4 milliards de dollars. Depuis 2015, il aurait vendu pour huit milliards de dollars d’actions Facebook. Koum a indiqué vouloir désormais « collectionner des Porsche rares refroidies à l’air, travailler sur [ses] voitures et jouer à frisbee ultimate ».

Des analystes de la banque Barclays ont estimé probable que WhatsApp va prochainement ajouter des publicités à son service, faisant valoir qu’il était de notoriété publique que les deux entreprises étaient en désaccord sur la façon de « monétiser » la messagerie. Les contacts des analystes de la banque ont assuré que « dès que Jan s’en ira, c’est là que les pubs apparaîtront ». Pour tous ceux qui ont été séduits par la facilité d’usage, l’absence de publicité et la gratuité ou quasi-gratuité de WhatsApp, cette perspective est frustrante et inquiétante. À l’origine, le business model de WhatsApp était d’offrir une année gratuite d’utilisation et de facturer un dollar par an par la suite. Mais l’entreprise avait annoncé en 2016 renoncer à ce dollar annuel, notamment pour ne pas perdre ses utilisateurs ne disposant pas de carte de crédit. Il faut dire que 18 mois après l’acquisition par Facebook, celui-ci avait mis la main sur les numéros de téléphone des utilisateurs de WhatsApp : un premier coup de canif aux engagements initiaux que la messagerie continuerait d’opérer de manière indépendante, qui avait valu à la firme de Zuckerberg une amende de 122 millions d’euros de la part de la Commission européenne. Pour les quelque 1,5 milliard d’utilisateurs mensuels de la messagerie, il ne reste vraisemblablement plus qu’à attendre, la mort dans l’âme, que le rouleau compresseur de Facebook mette l’application au diapason de son modèle d’affaires.

Jean Lasar
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