Repolitiser l’architecture

d'Lëtzebuerger Land vom 04.05.2018

92 pour cent ! Florian Hertweck n’en revient pas. L’architecte et professeur allemand qui dirige le tout jeune Master en architecture à l’Université du Luxembourg et est un des deux curateurs du pavillon luxembourgeois à la biennale d’architecture de Venise de cette année, aime à citer ce chiffre impressionnant de 92 pour cent de la réserve foncière du Luxembourg qui serait entre des mains privées. Il ne resterait donc plus que huit pour cent de terrains dans le domaine public, ce qui constituerait un des principaux freins au développement de l’offre de logements adaptée aux besoins du marché. Comment toucher ces 92 pour cent de terrains ? Comment inciter les propriétaires de terrains de les viabiliser et/ou de les vendre ? Quelle politique ? Expropriations ? Incitations fiscales pour récompenser ceux qui vendent ? Augmenter les impôts fonciers à un niveau prohibitif pour pénaliser ceux qui ne vendent pas ? La question fut le sujet d’une table-ronde organisée la semaine dernière par l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI) et sera le thème de la présence luxembourgeoise à Venise, qui s’ouvre fin mai : « die Bodenfrage », terme chargé idéologiquement, ou la « question du sol » en français, y sera discutée par une exposition que les organisateurs veulent facilement accessible – ni Hertweck, ni Andrea Rumpf du Luca, Luxembourg Centre for architecture, et co-commissaire, ne veulent en dévoiler davantage.

Les 92 pour cent sont en fait la proportion de terrains entre les mains de propriétaires privés sur les 2 700 terrains en friche pourtant marqués comme constructibles et prévus pour le logement dans les différents plans d’occupation des sols, explique le Liser (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) dans son papier sur l’étude de cas concernant le Luxembourg dans le magazine allemand Arch+ consacré au sujet. Cette réserve foncière serait assez rapidement exploitable et permettrait la construction de entre 50 000 et 80 000 logements. Ce qui résoudrait une grande partie du problème, dans un pays qui ne peut que constater le manque chronique de surfaces habitables, où 2 800 personnes sont inscrites sur les listes d’attente pour un logement social auprès du Fonds de logement, où entre 13 000 et 14 000 nouveaux arrivants immigrent par an et où, selon le ministre du Logement Marc Hansen (DP), il faudrait construire 6 000 logements par an pour rattraper le retard – dont il aurait hérité, insiste-t-il. Et où les prix des logements impliqueraient, selon le ministre de l’Intérieur Dan Kersch (LSAP), un mouvement centrifuge des populations, du centre vers la province, voire les régions frontalières en Allemagne, en Belgique et en France. La gauche, dit-il, n’est pas contre l’expropriation – contre payement d’une « juste indemnité » – ou l’inroduction une taxe élevée sur la plus-value d’un terrain qui se retrouve soudain en zone constructible. Marc Hansen, par contre, affirme que son parti préfère promouvoir davantage les outils incitatifs existants, droit de préemption pour les communes lors de ventes de terrains, aides étatiques aux maîtres d’ouvrage publics qui optent pour la construction de logements locatifs (jusqu’à 75 pour cent des coûts déjà maintenant), éventuellement recours à des baux emphytéotiques... 

« En tant qu’architectes, nous voulons nous impliquer davantage dans le débat sur cette question », explique Andrea Rumpf, la directrice, lors d’un entretien dans les locaux du Luca pour parler de ce que peuvent apporter leurs professions et ce pavillon vénitien sur une question politiquement aussi sensible que les mandataires politiques la considèrent désormais tous comme la grande question de cette campagne électorale pour les législatives d’octobre. Dans sa dernière mouture, le projet de réforme de la Constitution luxembourgeois prévoit même l’introduction d’un nouvel article 42 qui dit que « l’État veille à ce que toute personne puisse vivre dignement et disposer d’un logement approprié ». Or, constatent les architectes : si le prix du terrain grimpe à des niveaux aussi élevés, même le maître d’ouvrage fortuné aura de moins en moins de budget pour la construction en soi. Autrement dit, si, sur un budget confortable d’un million et demi d’euros par exemple, la moitié passe dans l’acquisition de quelques ares de terrain, il ne reste plus beaucoup de possibilités d’imprimer sa marque esthétique sur un bâtiment dont le programme est long comme un bras. Peut-être, se demande Andrea Rumpf, qu’il suffit aussi de penser librement et dans toutes les directions pour trouver des solutions innovantes ?

Ou de regarder en arrière, voir ce que des architectes ont déjà proposé à d’autres époques ou à d’autres endroits, quand et où le terrain est aussi rare qu’aujourd’hui au Luxembourg : densification du bâti, bien sûr (Ildefons Cerdà, Barcelone, 1859), inclusion d’espaces publics dans une tour de logements (Louis Kahn, Philadelphia, 1952) ou encore constructions sur pilotis pour libérer de l’espace public au rez-de-chaussée
(Kevin Roche, Federal Reserve Bank, New York, 1969) sont autant de projets cités en exemple dans la publication thématique dans Arch+. « La ‘question du sol’ ne peut être résolue que par une politique de développement urbain active et volontariste », constate Florian Hertweck, qui plaide pour une meilleure mixité, non seulement sociale, mais aussi des formes architecturales. La solution, estime-t-il, ne peut venir que d’une architecture plus engagée, qui contribue plus activement au développement de notre environnement bâti.

En feuilletant la nouvelle édition du Guide références de l’OAI, qui reprend quelque 690 réalisations récentes d’architectes et d’ingénieurs autochtones, on se dit pourtant que les premiers à convaincre qu’une nouvelle architecture est urgente sont les professionnels eux-mêmes : les constructions qu’ils mettent en avant sont souvent les projets bling-bling, les centres culturels et scolaires prestigieux et les villas-cubes blanches à piscine privative type morceau de sucre. Alors que les projets communautaires, les nouvelles formes du vivre-ensemble plus collectives, plus urbaines ou socialement plus accessibles font défaut dans ce guide. Pourtant, ils existent aussi, même si ce n’est que de façon embryonnaire.

Sources et références :

Arch+ n° 231, 2018: The property issue – Von der Bodenfrage und neuen Gemeingütern; 22 euros ; archplus.net.

Archiduc – Magazine architecture Luxembourg, printemps 2018: Biennale de Venise ; 8 euros ; archiduc.lu

Guide références 2018 ; OAI, avril 2018; www.oai.lu.

Noutstand Wunnéngsbau : Wat maachen ? – entretien de Florian Hertweck et l’architecte Diane Heirend avec le ministre du Logement Marc Hansen (DP), celui de l’Intérieur, Dan Kersch (LSAP) et les députés Henri Kox (déi Gréng) et Marc Lies (CSV) sur le logement et l’accès au foncier, organisé par l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseil (OAI), le 23 avril à la Coque.

Le pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise s’intitule The architecture of the common ground et sera inauguré le 26 mai à 16 heures à la Sale d’Armi / Arsenale à Venise ; il est coorganisé par le Luxembourg centre for architecture / Luca et la Master en architecture de l’Université du Luxembourg ; luca.lu et uni.lu. La biennale dure jusqu’au 25 novembre, l’exposition sera montrée au Luca en 2019.

josée hansen
© 2024 d’Lëtzebuerger Land