Face à la pression internationale, les Big Four contre-attaquent. Ils intensifient leur campagne pour un abaissement radical des taux d’imposition sur les entreprises

Thérapie de choc

d'Lëtzebuerger Land du 01.05.2015

Scripta manent C’était en 2010 que les tax leaders des Big Four commençaient à devenir nerveux. À leurs clients, ils avaient promis la sécurité juridique. Or, des doutes perçaient si, juridiquement, les tax rulings allaient tenir la route. Ceux-ci se basaient sur une note de service d’août 1989, hâtivement tapée à la machine à écrire, et sur le pragmatisme d’un seul préposé. « Nous pressentions que quelque chose viendrait et que la base légale des rulings n’était pas suffisante », se rappelle Georges Deitz, ancien tax leader de Deloitte. Les experts fiscaux des quatre grandes firmes d’audit (PWC, Deloitte, EY et KPMG) demandaient un rendez-vous auprès du ministre des Finances Luc Frieden (CSV) et lui soumirent un texte qu’ils avaient conçu comme base d’un projet de loi. Il disparut dans les tiroirs. L’avocat fiscaliste Alain Steichen se rappelle une réunion de concertation d’il y a cinq ans en compagnie des tax leaders, de hauts fonctionnaires et d’une poignée d’avocats d’affaires. À l’époque, il avait argumenté contre une formalisation, car « verba volant, scripta manent ; plus nous nous donnions des règles, plus nous prêtions flanc aux attaques. »

Pourquoi cette longue hésitation politique ? Le ministère des Finances craignait-il d’attirer l’attention de Bruxelles ; l’ACD était-elle dépassée ? (Son directeur, Guy Heintz, n’a pas souhaité commenter.) Peut-être le ministre se rappelait-il simplement de ce qui, quelques années plus tôt, était arrivé aux Néerlandais. Au début des années 1990, le gouvernement avait unilatéralement décidé de durcir les critères pour accorder des rulings. Pendant une demi-année, l’administration ne sortait plus de rulings, considérant les constructions financières que leur soumettaient les fiscalistes comme abusives. Cette politique déclencha l’exode des optimisateurs néerlandais. Au Luxembourg, on montrait moins d’états d’âme et les multinationales affluaient comme des lemmings, une suivant le mouvement de l’autre. Les premiers à peupler les bureaux du préposé Marius Kohl furent donc les Néerlandais. Au début de la success story de l’optimisation fiscale made in Luxembourg, on trouve, comme souvent, la décision politique d’un autre État.

Winning streak Fin 1990 eut lieu l’avant-dernière « grande réforme fiscale ». Son co-rapporteur, Jeannot Krecké (LSAP), venait d’être élu l’année précédente. À la tribune de la Chambre des députés, il soufflait le chaud et le froid. Le marché commun qui se profilait pour 1993, le jeune député le présentait comme une aubaine et une menace. Tout en pointant « les nouveaux créneaux, les nouvelles niches », le député mettait en garde contre tout « optimisme excessif », « well et weess een net, wat do op eis zoukënnt. » Et d’ajouter : « Mir sinn mëttlerweil ë bëssen ageengt durch d’Europäesch Gemeinschaft (…) Am Fiskalberäich ass well eng Kontroll. » Évoquant les directives européennes, Jeannot Krecké constatait : « Mir hunn net méi déi absolut Fräiheet do ». Quelques semaines avant ce discours, le Conseil européen avait fourni les bases du formidable destin de l’optimisation luxembourgeoise en adoptant la première directive mère-fille. Celle-ci devait lever les entraves, restrictions et désavantages aux regroupements de sociétés dont il fallait « renforcer la position concurrentielle sur le plan international ». Le business des sociétés boîtes aux lettres prenait son envol.

Sur le quart de siècle qui suivra, le Luxembourg profitera de l’intégration européenne sous son agencement néolibéral en adoptant chaque directive dans sa version la plus business-friendly possible. Les grands voisins regardaient vers l’intérieur pour voir comment y prélever des impôts, le Luxembourg se positionna à l’international pour capter les flux déchaînés des capitaux. Parmi les outils de l’optimisation grand-ducale on trouve grosso modo les mêmes dispositifs que chez les autres États membres – à la différence près que les traitements de faveur allaient plus loin, avec des seuils plus bas et des exonérations plus hautes. L’arsenal luxembourgeois de l’optimisation n’est donc pas « one size fits all », pas une arme secrète, mais un assemblage d’éléments disparates basé sur une lecture libérale des directives et qui, combiné au pragmatisme administratif, dégageait une puissance de feu redoutable. Le Luxembourg avait ainsi discrètement gagné un avantage compétitif, censé pallier aux défaillances structurelles d’une micro-économie. « Och wann een den Tour de France gewënnt, muss een net all Etapp gewonnen hun », avait dit Krecké en 1990.

Cette mauvaise réputation La vieille garde CSV-LSAP (Juncker-Frieden-Krecké) était consciente que les niches fiscales ne pouvaient durer. Ce qui ne l’empêcha pas de passer des réunions interminables à aigrement les défendre contre leurs homologues européens. Le nouveau gouvernement aurait oublié qui sont ses vrais amis, sur la place financière, la phrase revient dans de nombreuses bouches. Plutôt que de tenter d’attendrir des journalistes, ministres et commissaires « jaloux » – qui, de toute manière, ne nous aimeront jamais –, il devrait rassurer les multinationales et les opérateurs « inquiets ». Car le « crédit » accumulé sur les deux dernières décennies pourrait se perdre en l’espace de quelques mois.

Notre réputation dans les milieux d’affaires doit nous importer plus que ce que peut penser de nous l’opinion publique. Telle est, en substance, la « doctrine Frieden » que l’ex-ministre des Finances CSV a réitérée il y a deux semaines chez Arendt & Medernach, devant un auditoire de jeunes avocats d’affaires. Ce principe a des forts accents post-démocratiques. Dans son essai sur la crise de la dette publique (Du temps acheté), le sociologue allemand Wolfgang Streeck utilise les catégories de Staatsvolk et Marktvolk. Un binôme antinomique : citoyens contre investisseurs, fixité contre mobilité, élections contre marchés, loyauté contre « confiance ». Or des facteurs de déstabilisation de l’ordre du marché persistent, dont le sentiment de justice fiscale. Depuis la crise de 2008, l’indignation des populations a chamboulé les repères de la place financière et a troublé l’entre-soi de ses opérateurs. Dans le Sozialalmanach 2015 publié ce mois par la Caritas, Alain Steichen esquisse un programme de politique fiscale maximaliste. Malgré Luxleaks et les investigations de la Commission, il faut « continuer la pratique des rulings dans des termes similaires à ceux du passé », rester « à l’écoute des entreprises » et, surtout, ne pas « dériver vers un comportement ,à la française’ ». (Car l’Hexagone connaîtrait « autant d’impôts que de fromages ».)

Assiégés La hantise porte un nom : Base erosion and profit shifting (Beps). Lancé par le G20 et piloté par l’OCDE, Beps est le sujet de conversation qui domine dans le secteur des structurations. L’OCDE s’est inscrit trois mots d’ordre sur l’étendard : cohérence, substance, transparence. Les recommandations finales sont attendues pour fin 2015. Dans le Sozial-almanach, Werner Haslehner, professeur-assistant à l’Université du Luxembourg, parle d’un « grand bargain » dont les modalités restent incertaines. Chaque État défendant ses propres intérêts, ils se retrouveraient isolés dans un dilemme du prisonnier, suivant chacun « a dominant strategy to maximise their own benefit through non-cooperation ». Voilà qui laisse à présager que Beps ne sera pas la révolution annoncée.

L’attention se porte désormais sur les « limitations of benefits » (LOB) censées brider le treaty shopping, c’est-à-dire l’implantation, pour de pures raisons fiscales, dans des juridictions avenantes. L’imposition de certaines entités pourrait ainsi se retrouver liée au fait qu’elles soient majoritairement détenues par des personnes physiques résidant au pays. À la table des négociations, le Luxembourg fait pression pour que cette clause soit étendue et qu’il suffise que les bénéficiaires économiques soient européens. Pour contrer les ardeurs de l’OCDE, les négociateurs avancent systématiquement l’argument européen en se référant aux libertés fondamentales du marché intérieur et à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne. Car celle-ci est très favorable au Luxembourg. Ainsi, pour contester un montage fiscal, il faut démontrer sa nature « purement artificielle », une charge de la preuve très élevée. Or, les lois peuvent changer, la jurisprudence n’est pas immuable et le critère de la substance restera un enjeu politique central. Car il déterminera si une structuration internationale pourra ou non continuer à transiter par le conduit country Luxembourg. Les jours des sociétés boîtes à lettres semblent donc (enfin) comptés.

Il y a grosso modo deux manières d’envisager le monde post-Beps. Les pessimistes voient le danger (manifeste) que le Luxembourg sera « cut down to size » ; les optimistes voient des opportunités (cachées). Certains attribuent un avantage concurrentiel à l’Angleterre, qui est le seul pays au sein de l’UE à disposer d’un marché de taille critique (les entreprises y sont donc déjà de toute façon), tout en offrant l’ensemble de la gamme de l’optimisation fiscale. Or, en contraste avec les très petits centres financiers offshore, les critères de substance pourraient également jouer en faveur du Luxembourg. Car pour délocaliser une activité économique, le Luxembourg sera une meilleure destination que les Caraïbes (les Îles Vierges Britanniques ou les Îles Caïman) ou la Manche (Guernesey ou Jersey). Et ne serait-ce que pour des raisons géographiques.

À Marc Schmitz, tax leader d’EY, l’initiative Beps inspire une longue métaphore filée : « Beps est sur les rails. Mais nous ne connaissons toujours pas son heure d’arrivée, ni s’il s’agira plutôt d’un train à vapeur ou d’un TGV. » Et surtout, ajoute-t-il, « attention de ne pas se précipiter devant le train ! » Le Luxembourg ne sera pas un précurseur dans la transposition. Le ministère des Finances regardera d’abord comment les concurrents néerlandais et anglais s’y prendront avant d’abattre son jeu. Or les fonctionnaires ne pourront trop traîner des pieds au risque de finir sur une liste grise ou noire de l’OCDE. La Présidence européenne rendra encore plus délicate la situation politique. Sur les dossiers fiscaux, qui y seront à l’ordre du jour, le gouvernement luxembourgeois pourra difficilement présider des discussions tout en faisant obstruction.

Monstre du Loch Ness La fin des négociations officielles autour de Beps coïncidera avec le début des discussions sur la réforme fiscale. Les Big Four ont lancé leur contre-offensive politique. Contre l’assèchement des oasis fiscaux, le lobby dit avoir trouvé la solution : un abaissement radical du taux nominal, combiné à une extension de la base imposable. Les optimisateurs visent un taux en-dessous de celui du concurrent anglais (21 pour cent), donc quelque part entre quinze et vingt pour cent (selon les interlocuteurs), au lieu des 29,2 pour cent actuels. Avec, en contrepartie, l’abandon d’exonérations, d’abattements, de réductions et de déductions. On promet un jeu à somme nulle : Alors qu’auparavant, la pièce du gâteau taxable était minuscule et la cuillère fiscale gigantesque, le gâteau des profits sera étendu, la cuillère rétrécie. Dans les deux cas de figure, le fisc devrait donc toujours avaler la même portion, en théorie du moins.

La réduction des taux nominaux est le monstre du Loch Ness du débat fiscal luxembourgeois. La revendication remonte toutes les quelques années : il faudrait un « taux d’affichage » que les promoteurs pourront mettre dans la vitrine, un « taux d’appel » qui pourra être entendu et compris par les clients internationaux. Wim Piot, tax leader de PWC, l’avait relancée en septembre 2014, à deux mois de la tempête Luxleaks, en revendiquant à la Radio 100,7 « une baisse des taux pour se rapprocher de Londres » compensée par une augmentation de la base imposable pour « préserver les rentrées du Trésor ». Et d’ajouter : « Je comprends que certaines personnes puissent en être choquées, or l’important c’est qu’on garde notre compétitivité ». Dans la salle de conférences des bureaux de EY, situés dans la vallée verdoyante du Syrdall, à équidistance du Findel (d’où viennent les clients) et de la frontière allemande (d’où viennent les salariés), Marc Schmitz, tax leader d’EY, est catégorique : « Je ne vois pas d’autre alternative. C’est la seule conséquence logique à l’harmonisation de l’assiette fiscale... C’est zwangsläufeg. »

L’ironie de l’histoire, c’est que le choc Luxleaks a fini par rendre politiquement envisageable une flat tax qui, jusque-là, heurtait trop les sensibilités de l’opinion publique luxembourgeoise. Le CSV, le DP et le LSAP (du moins ses dirigeants) y sont favorables, et le Luxemburger Wort l’a désignée ce lundi comme « la méthode idéale ». Les lobbyistes positionnent la flat tax dans le discours sur la transparence, nouveau mantra du gouvernement en matière fiscale. Car elle rendra un peu plus visible les faibles taux d’imposition effectivement payés par les sociétés. Si cette semi-nudité fiscale excite les multinationales, elle risque de choquer la pudeur de l’opinion publique, qui pourrait juger indécents les nouveaux taux décomplexés.

Dialectique junckérienne En 1990 à la Chambre des Députés, un jeune ministre des Finances Jean-Claude Juncker, fustigeait la « pensée superficielle » anglo-saxonne : « Dee seet, dass de Steierbetrag zouhëlt wann ech d’Steieren méi erofsetzen, well dann méi Aktivitéit entsteet, dat huet sech als komplett falschen Prinzip an der amerikanescher Wierk-lechkeet erausgestallt. » Implicitement, Juncker se référait à Arthur Laffer, guru fiscal de Ronald Reagan, Donald Rumsfeld et Dick Cheney. Le libéralo-monétariste Laffer avait travaillé sur le concept du rendement de l’impôt. Il partait de la prémisse qu’un taux d’imposition de zéro pour cent rapportait zéro dollar, tout comme un taux à cent pour cent (puisque personne ne consentira à travailler pour tout reverser à l’État). Entre les deux, il y aurait une valeur idéale : le taux optimal, capable de maximiser les rentrées sans inciter à la fraude. Ainsi, argumente Laffer, une hausse de l’imposition peut conduire à une baisse des recettes ; tout comme une baisse des impôts peut conduire à une hausse des recettes. (Ou, plus simplement : Trop d’impôt tue l’impôt.)

Jean-Claude Juncker avait toujours assez d’astuce politique pour masquer les taux réels par des taux d’affichage convenables. Au lieu de tout miser sur la carte d’une flat tax et de passer à une compétition fiscale à visière ouverte, Juncker préféra discrètement flexibiliser la base imposable. C’était également une assurance budgétaire pour l’État. En 1990, Jeannot Krecké évoqua des « incitatifs » pour attirer de nouvelles activités : « Entweder kommen se oder se kommen net ; kommen se net, dann ass dat awer keen direkten ganz groussen Ausfall. »

En 2001 – lors de la dernière grande réforme fiscale – enthousiasmée par une décennie de croissance, la Chambre passa à la vitesse supérieure et introduisit toute une ribambelle de bonbons fiscaux. Les députés réduisirent en passant le taux d’imposition des sociétés de trente à 22 pour cent. Sans pour autant s’avancer vers les taux d’affichage serbes (quinze pour cent) irlandais (douze pour cent) ou bulgares (dix pour cent).

Pour les micro-juridictions, comme le discret canton de Zoug ou le Grand-Duché de Luxembourg, la théorie de Laffer s’avérait gagnante. Du moins tant que les indicateurs économiques étaient au vert. Le problème est que personne ne sait a priori où se situe le taux optimal. (Sur cette question Laffer a eu l’intelligence de garder le silence). Un mauvais calcul, une mauvaise prévision, le gouvernement les payera cash en recul de recettes. Spéculer avec le taux nominal comporte donc de réels risques. Surtout que, comme le ministre des Finances Pierre Gramegna l’a rappelé dans son introduction au Sozialalmanach, « la marge de manœuvre sera limitée, car la réforme (fiscale) devra se faire dans le respect des projections pluriannuelles du budget de l’État, c’est-à dire-dire sans mettre en danger l’équilibre des finances publiques. »

Compendium En 1990, le Conseil économique et social (CES) avait livré les principales pistes de la réforme, notamment celle des rulings, censée attirer de nouvelles holdings. Cet œcuménisme ne risquera pas de se reproduire en 2015. L’OGBL de Reding-Roeltgen accepte moins facilement l’argument compétitif et national que l’OGBL de Castegnaro. Ce décalage est devenu manifeste dans l’édition du Tageblatt, parue au lendemain de l’éclatement de Luxleaks. Alors que l’ancien directeur d’Editpress Alvin Sold se livrait à un bouillonnant plaidoyer pour l’optimisation fiscale (« ein verbrieftes Recht ») en accentuant que ces recettes avaient servi au financement « einer beispielhaften Sozialpolitik », le président de la Chambre des salariés Jean-Claude Reding posait prudemment la question : « Comment les politiciens pouvaient-ils penser que cela continuerait éternellement ».

Les syndicats avaient arraché in extremis un billet d’entrée à la réforme fiscale. L’accord du 28 novembre 2014 entre gouvernement et OGBL, LCGB et CGFP stipulait que les « partenaires sociaux seront pleinement impliqués dès les premières étapes de la préparation de la réforme. » À lire entre les lignes, on aperçoit que les syndicats et les organisations patronales sont invités comme spectateurs et non comme acteurs. Le ministère des Finances et les administrations fiscales ont assemblé un gigantesque compendium de statistiques que les partenaires sociaux devront éplucher sur les prochains mois. (Ils n’auront fini qu’à la fin de l’année). Selon Pascale Toussing, haute fonctionnaire au ministère des Finances et présidente du CES, il s’agirait d’une opération de « fact finding ». Aux organisations patronales et aux syndicats de « faire le constat de la situation, sans l’interpréter ou la commenter ». Jean-Jacques Rommes, administrateur délégué de l’UEL, résume la mission du CES comme suit : « Il faut que nous nous mettions d’accord sur les faits. Des deux côtés on apprend et on s’étonne beaucoup. » Les données fiscales glanées livreront aux deux côtés de précieux arguments pour les débats de 2016.

Cuisine interne Jusqu’ici, peu a filtré sur les intentions des uns et des autres. Les recettes fiscales se peaufinent dans les cuisines internes des partis. Après 2014, l’année du Zukunftspak et du désamour des sondés envers des ministres, qui n’y sont pas insensibles, et après 2015, l’année des référendums, il paraît peu probable qu’en 2016, le gouvernement aura encore suffisamment d’énergie pour s’attaquer à une réforme fiscale d’ampleur. Les ministres se sont déjà mis d’accord entre eux pour éviter de parler de « grande » réforme fiscale, afin de ne pas éveiller trop d’attentes, ni trop de craintes. Concernant l’imposition des personnes, la réforme se limitera très probablement à quelques cadeaux fiscaux aux différentes bases électorales. L’avocat fiscaliste Alain Steichen le note dans le nouveau Sozialalmanach : « Comme le gouvernement ne concevra la réforme fiscale que dans le cadre d’une large consultation, (…) le statu quo fiscal est le résultat classique de toute tentative de réforme. » Et d’ajouter, en conclusion : « La réforme fiscale, quand elle interviendra en 2016, ne sera ni la révolution d’octobre, ni celle des œillets ».

Un abaissement du taux nominal pour les entreprises posera le plus de problèmes au LSAP, qui aura beaucoup de mal à le vendre à ses électeurs, et ne serait-ce que pour sa valeur symbolique. En 2013, l’aile gauche du parti avait longuement guerroyé pour inclure la revendication de « plus d’équilibre entre imposition des entreprises et celle des personnes » dans le programme électoral. Etienne Schneider n’y avait jamais cru. À une table-ronde organisée par la Fedil, il avait déclaré peu avant les élections : « C’est idéaliste. Des fois il faut mettre des choses dans son programme électoral pour plaire à certains courants. Je pense qu’il faut être réaliste, nous vivons dans un monde globalisé. » Au dernier congrès, le président du LSAP Claude Haagen, avait déjà tenté de préparer les militants à dire « oui à une flat rate ».

Or, si on veut élargir la base imposable, il faudra biffer des exonérations. Cela fera des malheureux, car chaque disparition se fera au détriment de l’une ou de l’autre entreprise. (Pour éviter ce casse-tête, le CSV avait proposé un système optionnel pour les entreprises.) Le gouvernement fera donc face à un enchevêtrement de choix cornéliens et devra naviguer entre des dizaines de groupes de pression qui ne pourront être tous contentés. Bref, il y aura des gagnants et des perdants. (Sans parler de la question de la répartition des impôts entre communes et État.)

La course au moins-disant fiscal peut déclencher des dynamiques non prévues. Car qui dit plus de substance, ne dit pas juste plus de bureaux derrière les boîtes aux lettres, il dit également plus de main d’œuvre qualifiée. Donc plus de logements, d’écoles, de bus, de halls de sport, d’espaces de culture... Or ces facteurs d’attractivité non-fiscaux devront être financés par la main publique. À terme, la politique fiscale du hard discount pourrait donc se retourner contre le Luxembourg. Trop de compétitivité tue la compétitivité.

Bernard Thomas
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