Coincé entre principes politiques et pragmatismes économiques, le Luxembourg renoncera-t-il à l’égalité devant l’impôt ? Notes de lectures en vue de la « grande réforme fiscale » de 2016

C’est la lutte fiscale

d'Lëtzebuerger Land du 10.04.2015

En février 1994, un associé de PWC soutient une thèse de doctorat en droit fiscal à l’Université de Saarbrücken. Dans son travail, qu’il avait intitulé La justice dans l’impôt, le thésard luxembourgeois (qui approche alors la quarantaine) évoque « la lutte fiscale, une nouvelle lutte des classes », diagnostique l’« abdication » du Parlement face au pouvoir exécutif, pour déboucher, au bout de 484 pages, sur la conclusion que le droit fiscal serait « le reflet d’une religion nouvelle particulièrement développée au Luxembourg, à savoir l’économisme, religion dont la doctrine tient en un seul canon : les textes constitutionnels doivent plier devant les lois économiques, notamment celle de la course internationale à la compétitivité fiscale ». L’auteur de la thèse : Alain Steichen, devenu entretemps un des principaux avocats fiscalistes de la place financière dont il est un défenseur zélé.

La thèse se lit comme une œuvre de jeunesse iconoclaste. Lorsqu’on lui en cite des passages, Steichen semble quelque peu embarrassé par la radicalité de certaines formulations d’antan. « Sur les marges, dit-il, je ferais quelques adaptations, mais je n’écrirais pas le contraire. » Venu au droit sur le tard, il n’y portait pas le regard du puriste académique. Or, à l’inverse de ses innombrables manuels et précis publiés entretemps, ce travail de doctorat connut peu de retentissement. Quatre exemplaires dorment sur les étagères de la Bibliothèque nationale, celui du campus universitaire du Limpertsberg a été égaré. Mais les questions politiques que le pavé soulève restent d’actualité. Notamment celle de « l’interprétation restrictive du principe d’égalité ». Car, alors que les préparatifs pour la « grande réforme fiscale » prévue pour 2016 démarrent en huis-clos, l’éternelle question du trade-off entre principes constitutionnels et opportunismes économiques ressurgira.

Au temps du secret bancaire, de nombreux clients de la place financière étaient des fraudeurs, mais, au moins, ils ne fraudaient pas le fisc luxembourgeois. S’ils subvertissaient les mécanismes de la justice fiscale, ils le faisaient ailleurs, dans leur pays de résidence, en-dehors des frontières du Grand-Duché. Aujourd’hui, le Luxembourg veut attirer les HNWI comme résidents et doit trouver les spécialistes hautement qualifiés pour continuer à faire tourner la machine. Tandis que les premiers profitent des largesses en matière d’imposition du capital, les seconds, dotés d’un puissant pouvoir de négociation, demandent des salaires conséquents. Or qui les paiera : les entreprises en augmentant les salaires bruts ou l’État en instaurant des exemptions fiscales ? La première option rend d’ores et déjà nerveuse le directeur de la Chambre de commerce Carlo Thelen qui à la mi-mars notait sur son blog : « An increase in taxes on wages and salaries normally tends to bring about a corresponding rise in wage claims from employees in terms of their ,take home’ pay. » La seconde option pose la délicate question de l’égalité devant l’impôt.

Circulaires illégales Les circulaires fiscales ont longtemps été un outil du clientélisme politique. Ainsi, fin 1988, à six mois des élections législatives, l’Administration des contributions directes (ACD) arrosa les enseignants et les journalistes. Une petite faveur fiscale pour rester en bons termes avec les fonctionnaires-électeurs et les « faiseurs d’opinion ». Car si les circulaires portent la signature du directeur de l’ACD, celui-ci n’était souvent qu’un prête-nom du ministre, qui put ainsi faire à ses électeurs des cadeaux en toute liberté et discrétion. Aujourd’hui, compétitivité oblige, les adoucissements fiscaux sont moins dictés par l’opportunisme électoral que par le Sachzwang économique.

La constitution (nouvelle et ancienne version) décrète qu’« il ne peut être établi de privilège en matière d’impôts. » Et de préciser que « tout impôt de l’État, toute exemption ou modération d’impôt, sont établis par la loi. » Cela pose la question de la constitutionnalité de certaines circulaires fiscales. En principe, celles-ci sont des lettres ouvertes adressées aux préposés auxquels elles livrent des grilles de lecture sur comment appliquer les lois. Or, écrit Steichen, certaines circulaires « sont source d’inégalité parce que l’Administration, sous prétexte de clarifier et de simplifier la loi d’impôts, l’adoucit en fait au profit de certaines catégories de contribuables, créant ainsi des inégalités. » Bref, ce seraient des « circulaires fiscales illégales », anticonstitutionnelles.

Mieux vaut être employé impatrié que travailleur immigré. Car, fiscalement, les premiers partent sur une autre base. Publiées en décembre 2010 et élargies en mai 2013, les circulaires pour « impatriés » (expats) sont censées attirer les travailleurs « hautement compétents » au Luxembourg. Par peur de faire des jaloux, on préféra passer par une circulaire. Celle-ci notait que « ces personnes ne peuvent en règle générale pas être recrutées sur le marché national ou sur celui de la Grande Région, mais l’employeur les cherche sur le marché mondial ». La circulaire de 2013 permet de déduire durant cinq ans les factures de déménagement, d’aménagement (comme « les appareils électroménagers tels que le lave-vaisselle, le lave-linge, le sèche-linge ») ou encore le minerval pour l’école privée en tant que frais professionnels. L’expat qui garde son ancienne résidence pourra même déduire le loyer de sa nouvelle résidence luxembourgeoise, sans toutefois dépasser un plafond de 80 000 euros par an. Les conditions : un salaire annuel d’au moins 50 000 euros, « une spécialisation approfondie dans un secteur ou une profession caractérisés par des difficultés de recrutement » et ne pas « avoir habité à une distance inférieure à 150 kilomètres de la frontière » ; une mauvaise nouvelle pour les frontaliers. (L’ACD ne communique pas sur le nombre de personnes qui profitent de la circulaire.)

Cette circulaire contrevient-elle au principe de l’égalité devant l’impôt ? Peu importe, car pour la contester devant un tribunal, il faut faire valoir un dommage spécial, c’est-à-dire en être directement concerné. Un catch-22 judiciaire : ceux qui en bénéficient n’ont aucun intérêt à faire un recours, ceux qui en sont exclus se retrouvent désarmés d’entrée. Le contribuable qui envoie ses enfants à l’International School et demande le même avantage fiscal que le parent d’élève expat, au motif que les raisons du choix de l’école sont les mêmes, n’aura donc aucune chance d’avoir gain de cause devant les tribunaux. Idem pour l’ouvrière portugaise ou l’expat lorrain, qui déménagent au Luxembourg pour raisons professionnelles. De facto, les circulaires et lois fiscales sont inattaquables. Le refuznik fiscal Jemp Bertrand en avait fait l’expérience. Des années durant cet ancien résistant, anarchiste de droite et fondateur du parti éphémère De Steierzueler livra une guérilla judiciaire solitaire, déposant des dizaines de plaintes au nom de l’intérêt général, dont chacune fut déboutée. On peut contester sa propre ardoise fiscale, pas celle de son voisin.

Sur la place financière on déplore un changement de mentalité des fonctionnaires du fisc considérés comme moins accessibles et moins arrangeants que ne l’étaient leurs prédécesseurs. Que ce soit par peur de froisser les sensibilités du public, par attachement au principe d’égalité ou par crainte que l’exception ne finisse par devenir la règle, l’appareil d’État avait refusé, cette dernière décennie, de céder aux pressions de la place financière de défiscaliser les revenus d’une partie de la population résidente. Ainsi, pour les expats, ce ne fut pas par le biais des revenus, mais par celui, plus maîtrisable, des dépenses que les avantages furent accordés. Car, pourrait-on argumenter, les dépenses liées au changement de domicile sont réelles, et ce qui à première vue ressemble à un traitement de faveur ne serait en réalité qu’un rétablissement de l’équité.

E bësse Bauchwéi « Je trouve que nous ne pouvons appliquer partout le principe de l’égalité. Un pays comme le Luxembourg doit créer les conditions pour être attractif. » Ce fut le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) qui, le 10 juillet 2013, énonça cette remise en question d’un principe constitutionnel à la tribune de la Chambre des députés. Elle ne troubla pas outre mesure l’atmosphère somnolente au Parlement. Ce jour-là, les députés discutèrent (brièvement) de la transposition luxembourgeoise de la directive AIFMD dont le volet droit des sociétés avait été élaboré par une demi-douzaine d’avocats d’affaires en quasi-autarcie.

Les députés l’adoptèrent à l’unanimité (à part Jean Colombera qui s’abstint). Les lois fiscales passent la Chambre sur la bonne foi que c’est pour le bien de la place financière, donc du pays. En 1994, Alain Steichen notait : « Il n’y a plus de consentement à l’impôt, les parlementaires n’exécutent plus leur mandat ». Pour le principal centre financier de la zone euro, c’est quelque peu problématique. Le vert François Bausch se plaignait pourtant avoir « un peu mal au ventre » face à la tendance à créer des régimes fiscaux spéciaux. Il faudrait les analyser et en rediscuter lors d’une « grande réforme fiscale générale ». Bausch se réjouit néanmoins de ce que l’exemption se fasse par « un chemin plus propre » que celui des circulaires. Après avoir fait part de ses « Gerechtegkeetsbedenken », il vota « oui ».

Les exemptions fiscales pour les managers de fonds alternatifs (private equity, hedgefunds, venture capital) devaient convaincre les techniciens financiers de Londres, Paris et Dublin d’élire domicile au paisible Grand-Duché. Pour faciliter leur déménagement, le législateur inventa une confortable niche fiscale, rien qu’à eux. Quitte à faire une entorse peu subtile au principe de l’égalité devant l’impôt. Les administrateurs de fonds alternatifs qui déménageront jusqu’en 2018 au Luxembourg pourront profiter dix ans durant (donc jusqu’en 2028) d’une fiscalité réduite de trois-quarts sur l’intéressement aux plus-values (carried interests). Dans son avis, la Chambre de commerce (alors présidée par le futur ministre des Finances DP Pierre Gramegna) évoqua « un ,sacrifice’ fiscal acceptable en comparaison avec les effets bénéfiques de l’implantation au Luxembourg de cette catégorie de travailleurs ».

L’égalité devant l’impôt ne signifie pas que tous les contribuables soient traités de la même manière, mais que les situations semblables soient traitées de manière semblable. Or, la question reste entière : Quelle est, au fond, la différence entre le gestionnaire d’un hedge fund et celui d’une Soparfi ?C’est que le premier reste une espèce rare au Luxembourg. Et à écouter les professionnels de la place financière, les incitatifs fiscaux de 2013 n’y auraient pas changé grand chose. Pour le responsable du département juridique de l’Alfi, Marc-AndréBechet, la loi votée il y a deux ans « n’est pas assez attractive et ne va pas assez loin ». Lors de ses discussions avec les managers de fonds alternatifs, ce serait même une critique récurrente. Or, ni le ministère des Finances ni l’Alfi ne disposent de chiffres quant au nombre de managers de fonds alternatifs qui sont venus s’installer. Chose curieuse, puisque le ministre des Finances avait promis de « régulièrement contrôler » la disposition fiscale et de la réévaluer « à la lumière de l’expérience ».

Boîte noire Pour l’article 9 de l’impôt sur le revenu (LIR), tout était soudain allé très vite. Il tenait en une phrase : « Le ministre des finances peut, sur la proposition de l’administration des contributions et après délibération du gouvernement en conseil, déterminer forfaitairement l’impôt des personnes qui, venant de l’étranger, établissent leur domicile fiscal au Grand-Duché, et cela pour au maximum les dix premières années de cet établissement. » Bref, un ruling pour personnes privées portant le cachet des membres du gouvernement. Le Conseil d’État avait dès 1965 proposé de rayer ce passage anticonsitutionnel. Dans les années 1990 et 2000 on recommença à réfléchir à son abolition. Mais il fallut le traumatisme « Luxleaks » pour que l’article 9 LIR soit tout à coup ressenti comme gênant. La loi du budget nota, en passant, qu’au vu des contraintes nationales et internationales, « de telles dispositions ne s’accordent plus avec l’ordre juridique. » Rapidement et sans cérémonies, il fut jeté dans la fosse commune de l’optimisation fiscale.

L’article 9 LIR semble être tombé en désuétude au cours du temps. Son application aurait surtout été réservé aux dirigeants d’entreprises internationales venus s’établir au Grand-Duché. Début janvier, dans une expéditive réponse à une question parlementaire de Justin Turpel, le ministre des Finances Pierre Gramegna se borna d’indiquer que « les dernières applications ponctuelles de cet article ont eu lieu à la fin des années quatre-vingt-dix ». Or, de nouveau, « pas d’inventaire sur le nombre d’applications, ni sur l’ordre de grandeur des réductions d’impôt ». La boite noire de l’article 9 LIR reste introuvable. Ce qui semble arranger tout le monde.

Excusables Au niveau du Haut comité de la place financière, sorte de laboratoire confidentiel qui réunit hauts fonctionnaires et représentants de la finance, la question des incitatifs fiscaux pour les salariés hautement spécialisés revient régulièrement à l’ordre du jour. Or l’affaire « Luxleaks » a, ici encore, calmé les ardeurs de la classe politique. La réforme fiscale de 2016 se négociera dans un inconfortable tiraillement entre revendications populaires, impératifs économiques, besoins budgétaires, normes européennes et réputation internationale. À ceci s’ajoutent des contraintes matérielles : la matière fiscale est une nébuleuse hautement technique. Les seuls sauts quantiques, la juridiction fiscale luxembourgeoise les a faits suite à des chocs exogènes : le droit d’enregistrement de l’an VII (1798) fut importé par les troupes révolutionnaires et la Abgabenordnung imposée par les nazis en 1941. Quant à la première loi d’origine luxembourgeoise, elle date de 1967 ; les travaux préparatifs avaient débuté en 1955.

« Je pense qu’il ne doit pas y avoir de tabou dans la discussion [sur la réforme fiscale], pas d’apriori », avait déclaré la haute fonctionnaire du ministère des Finances Pascale Toussing il y a un mois à Paperjam. On peut en douter. Le débat sur l’inégalité systémique entre traitement des revenus du travail et ceux du capital (intérêts, dividendes, plus-values lors de la vente de titres) n’est pas amorcé, et ne le sera probablement pas, pour ne pas porter ombrage aux intérêts de la place financière. Dans son Panorama social 2015 présenté la semaine dernière, la Chambre des salariés a calculé qu’entre deux personnes ayant le même revenu et situés dans la même classe d’imposition, le salarié paie presque six fois plus d’impôts que le rentier.

En 2011, le sociologue Fernand Fehlen avait repris le concept du « cunning state » pour décrire l’appareil d’État luxembourgeois. À une époque où la souveraineté monnayable se rétrécit comme peau de chagrin, « l’État futé doit l’affirmer, la magnifier, voire entretenir l’illusion de sa persistance ». Parions que la grande réforme fiscale en livrera une nouvelle illustration. Entre pratique et principes, le Luxembourg a un penchant inné pour le pragmatisme. Dans une note de bas de page de sa thèse, Alain Steichen cite l’homme politique et d’affaires Antoine Pescatore qui en 1831 constatait que « nous manquons un peu d’esprit public, c’est un grand malheur, mais nous sommes bien excusables, les soucis dus à l’existence absorbent toutes les pensées ». Cette hantise de l’engloutissement n’a jamais lâché le Grand-Duché. Comme si le pays se considérait comme trop faible pour se payer le luxe de l’idéalisme.

Bernard Thomas
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