L'heure grise ou le dernier client d'Agota Kristof

Actes sans paroles

d'Lëtzebuerger Land vom 28.03.2014

Il laisse le public tout seul avec son silence pendant de longues minutes, cinq, peut-être même dix, à fixer le décor très architectural qu’il a réalisé pour sa mise en scène de L’heure grise ou le dernier client d’Agota Kristof. Un Guckkasten distordu peint de violet lavande avec un point de fuite central qu’est la porte d’entrée. Quelques notes d’une pièce d’Ysaÿe interprétée par Antonio Quarta proviennent de derrière cette porte de la chambre miteuse qui n’est meublée que d’un lit défraîchi, d’une chaise et de quelques accessoires. Une clé se tourne, entrent un homme et une femme assez typés et d’un âge certain. Ils se connaissent bien, la prostituée et le petit voleur à la tire, ça se sent, entre eux, tout est ritualisé : comment ils s’installent, échangent les sous, l’un allumant la lampe et l’autre une clope. Elle s’affaisse sur le lit, visiblement épuisée. Le metteur en scène Jean Flammang laisse encore une fois passer de longues minutes avant que la femme ne prononce le premier mot : « Oh, mes pieds ! »

L’essentiel, dans cette courte pièce d’Agota Kristof semble être le silence. Il s’avère que l’homme et la femme se fréquentent depuis trente ans, lui venant la voir à chaque fois qu’il a un peu d’argent (et n’est pas en prison), elle s’inquiétant tout le temps pour lui. Mais cette nuit-là sera leur dernière nuit, ils en sont conscients et tout se passe comme si c’était même la seule et unique occasion d’enfin dire leur amour mutuel. Or, leur histoire commune, la dure vie qu’ils ont menée tous les deux et leur condition sociale, tout concourt à rendre cette parole impossible.

Pour les acteurs, tout restera donc dans le non-dit. Agota Kristof avait une sacrée relation à la langue française, une langue étrangère pour cette immigrée hongroise en Suisse, une langue qu’elle considérait toute sa vie durant comme ennemie. L’heure grise est une pièce spartiate, austère, où dominent la désillusion et le désespoir. Dans ce silence pesant, qui enveloppe les couples qui ont perdu leurs certitudes, l’homme ne paye plus la femme pour le sexe, mais il la paye pour qu’elle raconte ses rêves – pour qu’elle parle. Ce sont les moments les plus lyriques de la soirée, lorsque Marja-Leena Junker, la femme mûre et fatiguée, redevient cette jeune fille naïve qui aimait sautiller dans une mer de pétales de fleurs au printemps. Le silence est violent par ailleurs, plus violent que l’arme blanche avec laquelle l’homme pavoise comme un coq – une position machiste que Constantin Cojocaru s’amuse à prendre plusieurs fois.

Comme dans chaque couple, il est question de domination aussi, entre celui qui paye et celle qui encaisse, mais aussi entre celui qui se languit d’amour sans jamais oser le dire et celle qui aurait préféré mourir jeune pour ne pas devoir endurer sa vie. Or, le silence entre eux est bien plus profond que celui de cette nuit-là : il ignore presque tout de son vécu à elle, ne savait même pas qu’elle avait eu trois enfants « pour autrui » (bien avant qu’on ne discute de cette possibilité et ses limites éthiques, la pièce a été écrite en 1975 !). Et le silence peut aussi être extrêmement intense, lorsque soudain, pour quelques brèves minutes, leurs regards se croisent – et on sent que l’amour est là.

Toutefois, et c’est le grand regret de cette production, il manque quelque chose d’organique, de naturel à la relation entre l’homme et la femme. Les dialogues sont trop sagement coupés entre eux, chacun attendant que la réplique de l’autre soit terminée avant de dire la sienne, le jeu est trop caricatural dans les scènes de colère, les rires cyniques de l’homme trop répétitifs, les changements d’ambiance trop fortuits. Souvent, la tension justement manque. Jouer Agota Kristof est un exercice d’équilibriste. Que l’équipe autour de Jean Flammang, l’homme dont on apprécie le travail en demi-teintes, tout en nuances par ailleurs, n’a réussi qu’en partie.

L’heure grise ou le dernier client d’Agota Kristof, dans la mise en scène de Jean Flammang, qui en a aussi créé la scénographie, les costumes et les lumières ; assisté d’Inga Soll ; décor sonore : Patrick Floener ; maquillage : Joël Seiller ; avec : Marja-Leena Junker, Constantin Cojocaru et Antonio Quarta au violon ; une coproduction entre les Théâtres de la Ville de Luxembourg et le Théâtre du Centaure ; prochaines représentations les 31 mars et 1er avril ; www.theatres.lu.
josée hansen
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