L’image Téflon de la maire Lydie Polfer est égratignée. Une question délicate se pose : celle de sa succession en 2023

Une fin de règne

d'Lëtzebuerger Land du 18.06.2021

Lydie ou Corinne ? Au parti libéral, la question occupe les esprits. La maire aurait annoncé qu’elle dévoilera ses intentions d’ici décembre 2022, donc à peine une demi-année avant les élections communales, entend-on au Knuedler. Dans les coulisses, on se hasarde à différentes conjectures : Lydie Polfer se représenterait-elle avec Corinne Cahen ? Mais avant de candidater aux communales de juin 2023 (quatre mois avant les législatives), la ministre de la Famille ne devrait-elle pas démissionner du gouvernement ? Et comment sera-t-elle accueilli par le Stater DP ? Enfin, quel rôle jouera le Premier ministre, Xavier Bettel, ami de toujours de Cahen et ancien protégé de Polfer ? En off, la plupart des interlocuteurs pensent que Polfer songerait à quitter la mairie après les prochaines élections… À moins de s’y estimer irremplaçable. Pour l’instant, l’urgence de la pandémie repousse les questions politiciennes. Face au Land, Corinne Cahen affirme « ne pas y penser du tout ». À l’heure actuelle, dit-elle, les spéculations seraient « prématurées et inintéressantes ». Il n’y aurait pas de « roadmap », dit l’échevine DP Simone Beissel. La fidèle de toujours de Lydie Polfer assure : « Vraiment, nous n’en avons pas encore parlé ». Ces discussions commenceraient vers « l’automne ». Beissel aurait a priori « envie de continuer » en tant qu’échevine des Sports et Loisirs, « mais peut-être le parti nous dira : ‘Allez les enfants, ça suffit maintenant’ ».

Une éventuelle double-candidature Polfer-Cahen rappellerait le grand duel qui avait opposé Helminger à Polfer en 2005. Le référendum entre l’ex-maire réclamant son siège et son successeur tentant de le garder s’acheva sur la défaite de Lydie Polfer, qui finit troisième (derrière Anne Brasseur). L’underdog Paul Helminger avait réussi un exploit politique que quasiment personne n’avait jugé possible. En 2011, Lydie Polfer tint sa revanche, en voyant son protégé politique, Xavier Bettel, détrôner le vieux rival.

Par sa surenchère sécuritaire et le recours à des firmes privées pour patrouiller les rues de la Gare, Lydie Polfer s’est mise en conflit avec une bonne partie du gouvernement Bettel. À écouter la maire, on se croirait en zone de guerre civile : « Pas une journée sans vols brutaux », des « bandes » faisant des razzias « au grand jour », de « manière violente, violente ». Le plus souvent, « ce sont des gens qui vivent ici de manière illégale », on n’aurait donc qu’à les « renvoyer chez eux ». Son échevin CSV, Laurent Mosar, se dit « persuadé » que « la sécurité sera un sujet très important aux élections de 2023 » : « Je pourrais vous montrer les SMS et mails que les gens m’envoient sur ce sujet ». Avec le député Léon Gloden, il vient d’animer une conférence de presse, entouré de tout le gratin CSV. Les deux avocats d’affaires y ont détaillé leur « catalogue de mesures » répressives : introduction de tasers et du Platzverweis, extension de la surveillance vidéo et « plus de présence policière en général ». « Il s’agit ici, qu’on le dise une fois très clairement, de délinquants étrangers », tonitruait Mosar. Les deux avocats d’affaires s’érigent en défenseurs de l’ordre, ressortent les recettes de la war on drugs, et pêchent en eaux troubles. Lors de la même conférence de presse, l’échevin de l’Action sociale de la Ville de Luxembourg, Maurice Bauer, put ajouter quelques mots sur le travail social et la prévention. Le lendemain, le vice-président du CSV, Paul Galles, disserta sur RTL-Radio sur le risque de pauvreté et la justice sociale. Sans une figure tutélaire à la Jean-Claude Juncker, capable de cacher ces contradictions sous une fausse dialectique, le discours du CSV est devenu cacophonie.

Il est tentant d’interpréter le feuilleton local comme un prélude à une future majorité de droite au niveau national, voire à tirer des analogies avec le crépuscule de la coalition libérale de 1974-1979. À l’époque, le CSV et le Luxemburger Wort menaient une campagne sécuritaire agressive tentant de diviser libéraux de gauche et libéraux de droite. « In der Auseinandersetzung mit der Regierung übernahm die CSV die klassische Forderung, den Schutz der Bürger über das Wohlergehen der Verbrecher zu stellen. Besonders Nic Mosar [père de Laurent] ritt heftige Attacken gegen Justizminister Robert Krieps », lit-on dans CSV Spiegelbild eines Landes, la monumentale monographie dirigée par Gilbert Trausch. En mai 1979, le CSV réussissait ainsi à brièvement déstabiliser le gouvernement sur la question de l’abolition de la peine de mort. À la tribune du Parlement, Nic Mosar mit en garde contre une abolition complète : « D’Organisateuren vun engem Acte de terrorisme kënnen doduurch eventuell encouragéiert gin, fir jhust zu Lëtzebuerg bestëmmten Akten ze poséieren. Ech stellen d’Fro, ass dat och am Intérêt vum Land vir eventuell deenen Attrait ze ginn ». Une poignée de députés libéraux se laissèrent convaincre par cet argument du level playing field pénal. Deux mois plus tard, le DP entrait au gouvernement comme junior partner d’un CSV gonflé à bloc.

Or, l’histoire ne se répète pas, sauf comme farce. Le Wort n’est plus le Wort, le fils n’est pas le père (quoiqu’aucun des deux n’ait accédé aux honneurs ministériels), 2023 ne sera pas 1979. Le tournant sécuritaire pris par le Stater DP ne reflète pas forcément une droitisation du DP au niveau national, ni un rapprochement stratégique avec le CSV. Laurent Mosar dit ainsi ne pas comprendre que des « poids lourds » du Stater DP partagent à « cent pour cent » les critiques du CSV sans que cela n’influe sur la ligne gouvernementale. Pourtant, la réponse la plus évidente à cette énigme politique, c’est que les « poids lourds » ne font plus le poids. Par rapport à un parti dominé par Bettel et Cahen (nés en 1973), Polfer et Beissel (nées en 1952 et 1953) paraissent déphasées.

Depuis 1982, Lydie Polfer a connu une longue série de premiers échevins CSV : le clérico-conservateur Léon Bollendorff, l’ex-militaire Willy Bourg, l’orfèvre des institutions Paul-Henri Meyers, le libéral-sécuritaire Laurent Mosar et le gendre idéal Serge Wilmes. Aucun d’entre eux n’aura réussi à s’émanciper du statut de « junior partner », ni à ébrécher la domination du DP. Serge Wilmes s’était présenté comme un vert en mieux, promettant le renouveau. L’homme qui aurait pu être bourgmestre (par l’arithmétique d’une triangulation noire-verte-rouge) se contenta du second rôle sous Polfer. Il opta pour un ressort où il risquera peu de se compromettre : échevin du Commerce, du Tourisme, des Parcs et Espaces verts. Wilmes peut dépenser, embellir, décorer et inaugurer. Il évoque le réaménagement de places publiques, les commerces « pop-up », les terrasses agrandies, et promet un espace public plus « convivial ». Il insiste sur l’importance d’« être dehors, d’être présent, de pouvoir être abordé ».

Wilmes est un expert en politique du trottoir. Les grandes et petites décisions urbanistiques et immobilières, celles qui font et défont les plus-values, c’est Lydie Polfer qui les prend. En cela, Serge Wilmes rappelle Xavier Bettel, qui, au lendemain de son élection comme maire, avait délégué l’élaboration du nouveau PAG (le dossier le plus stratégique mais également le plus technique) à son ancienne protectrice, pour mieux se concentrer sur son rôle d’event manager.

L’aire de jeux de Serge Wilmes, ce sont les aires de jeux. « Il n’y a probablement aucune autre grande ville en Europe qui possède des terrains de jeux aussi nombreux et attrayants que la Ville de Luxembourg », rappelait-il au conseil communal en novembre dernier. En 2005, peu avant les élections, l’inauguration du « Pirateschëff » dans le parc municipal avait été célébré comme un grand événement, consolidant l’image de Helminger en tant que new public manager. Elle marquait le début d’une série d’« aires de jeux thématiques », du Kaltreis (espace) au Cents (aéroport) en passant par le Belair (forteresse). Avec le Mudam ou la Philharmonie, cette infrastructure est un de ces soft factors censés attirer les « jeunes talents » et leurs familles.

La commune dispose toujours de réserves financières de presqu’un milliard d’euros. Elle ne lésine donc pas sur les moyens. Les nouvelles toilettes publiques, en train d’être installées dans tous les parcs de la capitale, seraient les meilleures, des « modèles de luxe », dit Serges Wilmes. Elles sont produites par une firme suisse, dont le nom, Fierz GmbH, prend une consonante équivoque en luxembourgeois, et coûtent 250 000 euros l’unité. Un des grands projets de Serge Wilmes, c’est le réaménagement du terrain de jeux du Parc de Merl, lieu de rendez-vous dominical des parents expats et luxembourgeois des beaux quartiers. L’aire de jeux « fonctionnait depuis des années et a fait son temps », décrétait Wilmes en décembre dernier devant la commission de l’Enfance et de la Jeunesse. Place donc au nouveau. Le tout sera reconfiguré de manière inclusive autour d’un bassin en béton pour mini-voiliers, deux grandes tours et des jeux aquatiques. Devis estimatif : 3,8 millions d’euros. La fin de chantier est prévue pour le « printemps-début été 2023 ». Cela tombe bien : les élections communales auront lieu en juin 2023.

Le style politique de Lydie Polfer a toujours été marqué par un mélange de prudence et d’opportunisme. Elle tente de garder les équilibres et le calme, veille à servir sa base électorale et à ne pas brusquer commerçants, automobilistes et propriétaires. Le Stater DP constitue un microcosme à part, un fief suivant sa propre logique. Dans les faits, il s’agit d’une troupe bigarrée et hétéroclite. Alors que les conseillers communaux Sylvia Camarda, Jeff Wirtz et Tanja de Jager sont restés largement inaudibles, Claude Radoux défend une ligne propriétariste pure et dure, et finalement assez fringe. La seule conseillère DP à pouvoir revendiquer un certain poids politique, c’est l’avocate d’affaires et conseillère d’État, Héloïse Bock. Issue de la dynastie libérale des Krieps, cette habitante du quartier de la Gare se positionne sur le créneau de la sécurité. Par moments, elle affiche son opposition avec la maire, par exemple lorsqu’elle revendique une décentralisation au niveau de la Ville des structures d’accueil pour toxicomanes. (La maire y reste farouchement opposée, tant que les autres communes ne créeront pas leurs salles de shoot : « Déi allermeeschte Léit, déi do sinn [à l’Abrigado] hu mat der Stad Lëtzebuerg, an ganz oft mam Land, näischt ze dinn ».)

Vendredi dernier, Héloïse Bock fit une nouvelle sortie au conseil communal. Alors que les discussions portaient sur des travaux d’infrastructures sur le boulevard de la Pétrusse, elle prit la parole pour « insister très très lourdement » que la commune y aménage une piste cyclable sécurisée : « Il m’arrive de prendre cette rue à contre-sens à vélo [ce qui y est permis]. Et je peux vous assurer : On risque sa vie ». Ce ne serait pas une « Velos-Spuer » mais une « Blutt-Spuer » : « Je serais quand même heureuse de voir encore quelques années mes enfants ». Le ton passionné et personnel de l’intervention reflète à quel point le sujet est chargé, un nouveau Kulturkampf.

Le vélo a la particularité d’exposer les limites de la politique clientéliste de Polfer. Comme un mantra, la maire répète qu’elle vise une « cohabitation dans le respect » des piétons, cyclistes et automobilistes. Pour que la Ville « reste mobile », la voiture devrait y « garder sa place ». Plutôt que d’oser prendre parti contre la voiture en milieu urbain, le conseil échevinal tente de satisfaire tout le monde. Alors qu’il rappelle avoir sacrifié de nombreuses places de stationnement pour aménager des pistes cyclables, l’ouverture du parking sous le Royal Hamilius (628 emplacements) et l’extension du parking Knuedler (plus 268 emplacements) drainent les voitures dans l’hyper-centre.

Le refus de manifester qu’a opposé dans un premier temps le conseil échevinal à ProVelo (sous prétexte que le cortège cycliste gênerait les voitures), suivi d’une autorisation d’un itinéraire a minima, s’est instantanément révélé comme une énorme gaffe politique. La séquence n’aurait pas été « très heureuse », admet Serge Wilmes. Alors qu’en avril encore, le premier échevin avait rejoint la manif « sauvage » lancée par Siggy the Cyclist (un activiste pro-vélo publiant de manière anonyme sur Twitter), aucun élu de la majorité DP-CSV n’a osé s’afficher au cortège de ProVelo qui, le 6 juin, a rassemblé plus de 500 cyclistes sous un ciel couvert.

Serge Wilmes lance une contre-offensive : « Nous avons été plus progressistes que les derniers conseils échevinaux ». Il vise nommément l’ancien échevin à la Mobilité, François Bausch (Déi Gréng), qui n’aurait « finalement rien fait d’autre que de mettre un peu de peinture sur le macadam. » Les Verts rappellent, eux, que les infrastructures cyclables les plus emblématiques (avenue de la Liberté, Pont Adolphe, Viaduc, Kirchberg) auraient été initiées, et en partie financées, par le ministère des Transports.

L’échevin à la Mobilité, Patrick Goldschmidt (DP), se retrouve coincé dans une situation peu enviable : Il irrite les automobilistes sans satisfaire les cyclistes. Une liaison entre Bonnevoie-Nord et le quartier de la Gare est à l’état d’« avant-projet définitif » (depuis un an), l’avenue Marie-Thérèse sera dotée d’une piste cyclable « pop-up » (le temps d’un été), un concept pour le boulevard Prince Henri devrait être présenté en septembre (« si tout va bien »). Confronté aux revendications des cyclistes, à la circonspection des services communaux et l’opposition des automobilistes, Goldschmidt a adopté une politique des petits pas. « Rien que pour la rue Beaumont, j’ai eu quelque 200 réclamations d’usagers. Ils étaient paniqués et craignaient de ne plus pouvoir rentrer dans leurs parkings souterrains », rappelle-t-il.

Lydie Polfer continue à gérer sa Ville (et ses 4 200 fonctionnaires communaux) en mode micro-management. (Même ses adversaires politiques concèdent qu’elle maîtrise les dossiers jusque dans les moindres détails.) Sur les vingt dernières années, la Ville a quasiment doublé en population, passant de 76 700 à 124 500 habitants. Mais, pour une grande partie de sa carrière politique, Lydie Polfer a régné sur une commune qui se dépeuplait. Entre 1981 et 1991, la Ville de Luxembourg a perdu quelque 3 100 habitants. La tendance est encore plus marquée pour les résidents luxembourgeois. En 1983 et 2021, leur nombre est tombé de 50 000 à 36 800. Le DP maintient donc son hégémonie grâce à une base électorale de plus en plus étroite.

Aux dernières communales, seulement 18 pour cent des résidents étrangers s’étaient inscrits sur les listes électorales dans la capitale. Au sein du gouvernement, un consensus s’est dégagé pour abolir la durée de résidence minimale (actuellement de cinq ans) et rapprocher la date butoir de l’inscription du jour du scrutin (actuellement, il faut s’inscrire au moins 87 jours avant les élections). Une étude serait « en cours », expliquait Xavier Bettel début avril. Elle l’est toujours. « L’objectif est bien-sûr que la refonte entre en vigueur en vue de la prochaine échéance », dit la ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng). Via une proposition de loi déposée le mois dernier, les Pirates veulent, eux, introduire un nouvel automatisme : « La personne responsable pour l’enregistrement doit demander à la personne nouvellement enregistrée si elle veut se faire inscrire sur la liste électorale pour les communales. » Pour une ville dont 70,5 pour cent des résidents n’ont pas la nationalité, ce tardif démantèlement d’une dérogation spécifiquement luxembourgeoise ouvrira de nouvelles perspectives politiques.

Bernard Thomas
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