Quel sera le poids électoral de la diaspora luxembourgeoise aux prochaines législatives

La Cinquième Circonscription

Yuriko Backes en août dernier au « Luxembourg Fest » dans le Wisconsin
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d'Lëtzebuerger Land vom 03.03.2023

En 2006, le ministre de la Justice, Luc Frieden (CSV), glissa un singulier passage dans son projet de loi sur la nationalité. L’article 29 poussa la logique du droit du sang à l’absurde : Il permit aux descendants d’un « aïeul luxembourgeois » de recouvrer la nationalité, à condition d’identifier dans leur arbre généalogique un ancêtre en ligne directe (souvent éloigné de quatre, voire de cinq générations) qui avait détenu la nationalité luxembourgeoise en 1900. En octobre 2008, au moment du vote, aucun député ne critiqua cette disposition qui passa ainsi quasi inaperçue. Alors que le Grand-Duché continue à refuser le droit de vote à la moitié du pays réel, il l’accorda à une communauté de Luxembourgeois plus ou moins imaginaires. Ces derniers avaient dix ans pour introduire leur demande. (Pour cause de pandémie, le délai finira par être repoussé à décembre 2022, afin de leur permettre de boucler la procédure en se présentant devant l’officier d’état civil.) Le gouvernement libéral qualifiera en 2021 la clause du recouvrement comme « dérogatoire et temporaire au droit commun ». Elle a connu une croissance exponentielle, le nombre de dossiers passant de 22 en 2019 à 4 273 en 2022. Au final, le nombre de « néo-Luxembourgeois » pourrait dépasser les 47 000. Rien qu’au Brésil, il y a désormais quelque 15 500 électeurs potentiels, soit plus que la population de Hesperange. Un énorme réservoir de voix qui reste très peu mobilisé et qui attise les convoitises.

Début février, les fractions parlementaires ont reçu un mail rédigé dans un français imparfait et signé par l’Association des citoyens luxembourgeois du Brésil (ACLux) : « L’ACLux vient vous formaliser l’invitation à participer de notre événement qui a comme objectif renforcer les liens et à dialoguer avec la communauté locale de néo-luxembourgeois à ce que concerne le processus électoral au Grand-Duché ». Les partis sont invités à se rendre à Florianópolis, capitale de l’État de Santa Catarina, pour y rencontrer leurs électeurs potentiels. Pour le grand meeting, fixé au samedi, 1er avril, l’ACLux et le gouvernement local ont réservé le Teatro Governador qui compte 750 places. Chaque parti présent devrait avoir une heure à sa disposition pour présenter son programme. (Ce qui pourrait expliquer que l’événement débute à 8h30 du matin.) Jusqu’ici, seuls les Pirates et Déi Lénk ont accepté l’invitation. Les autres partis hésitent et se regardent en chiens de faïence. Si un des grands partis se décide à faire le voyage transatlantique, les autres suivront. Contactés par le Land, le CSV, le LSAP, le DP, les Verts et l’ADR disent ne pas encore avoir pris de décision ; ils seraient encore en train d’en discuter en interne. Tous expliquent que les frais de voyage ne seront pas assurés par la Chambre, mais par les partis politiques ; sauf Déi Lénk, qui estime que les coûts seront pris en charge par l’État de Santa Catarina.

Des expatriés de Vienne ou Paris aux « frontaliers atypiques » de Nittel ou Villerupt, en passant par les néo-Luxembourgeois de Santa Catarina et du Wisconsin, les Luxembourgeois de l’étranger constituent une catégorie extrêmement hétéroclite. Le Registre national des personnes physiques dénombre 31 500 Luxembourgeois en France, 26 500 en Belgique, 20 000 au Brésil, 19 600 en Allemagne et 12 300 aux États-Unis. Sur la dernière décennie, le facteur de multiplication a été de deux pour la Belgique, de cinq pour la France et de dix pour le Brésil et les États-Unis. Mais les chiffres de ce registre sont notoirement peu fiables. Les estimations du Statec s’avèrent ainsi nettement plus prudentes. Le ministère d’État rappelle, quant à lui, qu’il n’est « pas possible de connaître exactement le nombre de Luxembourgeois vivant à l’étranger », puisque les changements de domicile à l’étranger ne doivent pas obligatoirement être déclarés au Grand-Duché ; pas plus que les naissances et les décès.

« There are more eligible voters in Brazil and in the US than there are in Luxembourg City », s’enthousiasme de son côté Daniel Atz, le fondateur de Luxcitizenship. « There is no precedent for it on the planet. There could be effects... » L’Américain avait recouvré la nationalité luxembourgeoise en 2014 et fut l’un des premiers à identifier un modèle d’affaires dans le « recouvrement 1900 ». Il quitta son job à la Chambre de commerce belgo-américaine pour offrir des services administratifs et généalogiques aux candidats américains, brésiliens et argentins. Les néo-Luxembourgeois ne sont pas inscrits d’office. La démarche ne serait « pas si compliquée », dit Atz, même si la logistique postale aurait posé problème lors du dernier scrutin. La loi électorale ne prévoit pas la possibilité de voter aux ambassades. Les Luxembourgeois non-résidents doivent donc passer par le vote par correspondance, en s’inscrivant dans la commune de « leur dernier domicile, à défaut la commune de naissance, à défaut la Ville de Luxembourg. » Les « néo-Luxembourgeois » votent donc d’office dans la circonscription Centre. Leurs bulletins atterrissent au Cercle Municipal, le bureau qui centralise les votes par correspondance dans la capitale. En 2018, le rush n’avait pas eu lieu. Au total, 5 489 bulletins de vote par correspondance avaient été envoyés depuis l’étranger, dont seulement 1 078 étaient adressés à la Ville de Luxembourg. Les néo-Luxembourgeois participant au scrutin se comptaient donc finalement par centaines plutôt que par milliers.

Le député Sven Clement (Pirates) a déjà commencé à défricher le terrain. En mai dernier, il a visité les néo-Luxembourgeois brésiliens, faisant la tournée des mairies de Santa Catarina. Une forme d’opportunisme politique pour développer une niche personnelle ? Clement botte en touche : « Quand j’y suis, je ne vais pas dire aux gens de ne pas voter pour moi ». Ce voyage transatlantique lui aurait permis de nouer « beaucoup de contacts » et de « connaître beaucoup de monde », estime Roberta Züge, une des responsables de l’ACLux, qui s’est installée au Luxembourg en 2020. Le meeting du
1er avril, dit-elle, devrait donner à d’autres politiciens l’occasion de se faire connaître. L’État de Santa Catarina, qui concentre une large partie des nouveaux Luxembourgeois, n’est pas exactement une région progressiste : 69,3 pour cent des habitants ont voté Bolsonaro aux dernières élections. Roberta Züge ne pense pas qu’on puisse en tirer des prévisions relatives aux législatives luxembourgeoises : « Les gens ne vont pas voter pour un parti politique, mais pour des personnes ». Et d’ajouter : « Cela dépendra donc de qui parlera devant les gens là-bas ». Joint au Brésil, où il tourne actuellement un documentaire sur les néo-Luxembourgeois, Daniel Atz partage cette analyse : « What everyone has told me so far in Brazil is that they will be voting for those they meet and have in front of them ». En 2017, le publiciste Pierre Lorang s’interrogeait déjà dans Forum sur ce que le paysage politique luxembourgeois pouvait bien inspirer aux néo-Luxembourgeois du Midwest américain : « Que signifie ‘christian-social people’s party’ pour un Américain ? Qu’associe-t-il avec ‘socialist workers’ party ? ».

Züge considère que, cette fois-ci, un nombre relativement élevé de Brésiliens montreraient de l’intérêt à participer aux législatives, surtout parmi ceux qui ont des projets de s’installer au Grand-Duché. Sven Clement estime que l’intérêt des néo-Luxembourgeois pour les législatives serait comparable à celui des résidents étrangers pour les communales. Il évoque la possibilité de créer une « chambre consultative pour leur donner une voix dans les affaires qui les concernent ». Selon Züge, les sujets qui intéresseraient les descendants au Brésil seraient très pratiques : reconnaissance des diplômes, marché de l’emploi, accès aux cours de langues. L’ACLux affiche parmi ses objectifs « la diffusion des valeurs éthiques, politiques et culturelles qui régissent la société luxembourgeoise ». Elle promeut la maîtrise des « langues officielles », distribue du matériel didactique sur les institutions et la société et organise des « cours de gastronomie luxembourgeoise ». Mais l’association compte également peser politiquement. Elle entend ainsi « permettre l’enregistrement et la participation effective des Luxembourgeois résidant au Brésil aux processus électoraux de Luxembourg et de l’Union européenne ».

En août dernier, la ministre des Finances libérale s’était rendue au « Luxembourg Fest », organisée annuellement à Belgium, un patelin dans le Wisconsin. (À la dernière présidentielle, Donald Trump a engrangé 70 pour cent à Belgium Village.) Elle profita de l’occasion pour alimenter ses comptes de réseaux sociaux : « Fantastic to witness Luxembourg pride & heritage in this community ». Sous l’influence du directeur des Sites et Monuments, Georges Calteux, le ministère de la Culture y avait généreusement cofinancé le « Leaves and Roots Museum », implanté au milieu d’un projet de développement résidentiel baptisé « New Luxembourg ». Yuriko Backes y tomba sur le cardinal Hollerich, une floppée de diplomates… et Sven Clement qui paradait à travers les rues avec son écharpe de parlementaire. La ministre et le député s’étaient rendus aux festivités folkloriques à titre privé, y faisant une escale durant un voyage en famille.

Les Pirates sont les seuls à avoir systématiquement intégré les néo-Luxembourgeois dans leur stratégie électorale. « De l’autre côté de l’Atlantique, au sud du Brésil, le nom de Sven Clement est désormais bien connu », jubilait le Quotidien en juin 2021. Trois mois plus tôt, le député avait déposé sa première proposition de loi. Celle-ci visa à prolonger jusqu’en 2030 la disposition du recouvrement. Dans son exposé des motifs, Clement se réfère à l’« esprit cosmopolite et interculturel », mais par moments, l’argumentaire prend des accents völkisch, comme lorsqu’il évoque « le lien qui unit [les néo-Luxembourgeois] avec la terre de leurs ancêtres, leur terre ». Les lointains descendants seraient des « héréditaires de la culture luxembourgeoise » et pourraient propager dans le monde entier « les valeurs et traditions luxembourgeoises ».

En décembre 2021, la proposition de loi de Sven Clement finit par être rejetée à 54 voix. Gilles Roth estima que « cela suffit maintenant avec cette phase transitoire du recouvrement ». Carole Hartmann (DP) rappela que la voie vers la nationalité devait rester la naturalisation. Charles Margue (Déi Gréng) trouva que la situation « commence à être un peu exotique ». Nathalie Oberweis (Déi Lénk) fustigea une règle « anachronique » et plaida pour le principe du droit du sol. Seule l’ADR suivit la logique des Pirates, y voyant une application conséquente du « ius sanguinis », pour aussitôt mettre en garde contre d’éventuels « abus ». Les populistes de droite finirent par voter la proposition des populistes pirates. La ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng), ne cacha pas son exaspération : « Je reste d’avis que nous ferions mieux de nous préoccuper de l’intégration et de la naturalisation de ceux qui habitent effectivement le pays et qui s’y engagent dans la société. »

L’invitation pour Florianópolis soulève une question de principe : Faut-il saluer le fait que des dizaines de milliers de personnes qui n’ont jamais vécu au Grand-Duché puissent en élire les représentants ? Les réponses des partis restent convenues. Le CSV et le LSAP voient dans le recouvrement « un succès » et rappellent que tous les Luxembourgeois ont « les mêmes droits et devoirs ». Déi Gréng explique ne pas avoir été « demandeur de cette mesure », tandis que Déi Lénk réitère son opposition au principe du droit du sang et à la « logique de l’hérédité ». Or, la situation étant ce qu’elle est, l’État devrait « assumer ses responsabilités » vis-à-vis de ces nouveaux citoyens, écrit Déi Lénk, tandis que Déi Gréng rappelle que les néo-Luxembourgeois sont des « Staatsbierger*inner, wéi anerer och ». La réponse de l’ADR est la plus expéditive. Elle tient en quatre mots : « Mir sti positiv dozou ». La question met pourtant le parti face à ses contradictions. Car tout en affichant son purisme linguistique, l’ADR plaide pour une procédure de recouvrement qui ne tient nullement compte de la maîtrise du luxembourgeois.

Le recouvrement pourrait rendre visibles les grands oubliés de la politique luxembourgeoise, à savoir les frontaliers. De nombreux Lorrains et Wallons se sont découverts un aïeul au Luxembourg et ont recouvré la nationalité. Tous les cinq ans, les partis politiques font semblant de s’intéresser à cet électorat. Dès 2013, le DP, le CSV et Déi Gréng avaient joué une brève partie de campagne dans la province du Luxembourg. En amont des législatives, la plupart des têtes de listes faisaient un passage à Arlon. Lors d’une conférence, Luc Frieden expliqua ainsi à la presse belge ses mérites dans le développement de la place financière. « La plupart sont concernés par les mêmes problèmes, car ils sont travailleurs frontaliers. (…) Nous avons été questionnés sur les problèmes de mobilité », relatera plus tard le politicien CSV Maurice Bauer face au Quotidien. On y apprenait également que Camille Gira et Christianne Wickler prévoyaient de distribuer des dépliants à la gare d’Arlon (dès 7 heures du matin), tandis que Henri Kox préparait une réunion outre-Moselle. Quant à Xavier Bettel, il organisa une soirée électorale à Arlon, la ville natale de son futur mari, devant une cinquantaine de personnes. Quelques mois plus tôt, lors d’un débat de consultation à la Chambre, Bettel avait évoqué l’intérêt suscité en Belgique par le « recouvrement 1900 » : « A ganz vill an der Belsch, wéi déi Kris war an der Regierung, hu mer gesot : ‘Mir wësse jo net, wéi et weidergeet, dofir froe mer emol e Lëtzebuerger Pass’. »

Pour les partis de gouvernement, la question des frontaliers luxembourgeois, également dits « atypiques », possède, elle, une charge symbolique autrement plus violente. Il n’existe pas de statistiques fiables sur leur nombre. Le Statec a une vue sur les personnes qui quittent le territoire, mais pas sur leurs nouveaux lieux de résidence. Le Liser avait publié une étude basée sur des données de 2007, mais celle-ci n’a pas été actualisée depuis douze ans. Restent les chiffres de l’IGSS, selon lesquels il y aurait 13 500 Luxembourgeois résidant à l’étranger tout en continuant à travailler au Luxembourg. Mais en y incluant les personnes facticement enregistrées au Luxembourg (notamment pour que leurs enfants puissent continuer à y fréquenter l’école) ainsi que les retraités, ce chiffre devrait aisément dépasser la barre des 20 000.

Dans un article publié en septembre 2021 dans Forum, l’ancien conseiller aux Affaires étrangères, Victor Weitzel, avait proposé de créer des consulats professionnels dans les capitales régionales Mainz, Sarrebruck, Namur et Metz. Une telle présence diplomatique devrait être assurée par des « Topbeamte », chargés notamment de s’occuper des ressortissants luxembourgeois. La ministre de la Grande Région, Corinne Cahen (DP), n’en voyait pas l’utilité ; les consuls honoraires suffiraient, dit-elle en janvier 2021 au Land. Dès 2008, Ben Fayot avait plaidé pour un renforcement de la représentation politique des Luxembourgeois partis tout près. Le député socialiste réfléchissait à la possibilité d’installer « trois ou quatre bureaux de vote dans les régions périphériques étrangères » et citait l’exemple des sénateurs et députés pour les Français vivant à l’étranger. Cela reste très peu thématisé, mais s’installer de l’autre côté de la frontière nuit gravement aux droits politiques. Le droit de vote passif étant lié à la résidence, les frontaliers luxembourgeois ne peuvent pas se porter candidat aux législatives.

Bernard Thomas
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