Map et Folding

Une impression de jamais vu

d'Lëtzebuerger Land du 20.05.2016

Bien que Shen Wei ait été programmé avec Connect Transfer II, en ouverture de la saison 2005-2006 lors des toutes premières programmations de danse de Frank Feitler, il est clair que son passage récent au Limpertsberg marquera cette fois longtemps esprits. C’est un spectacle de danse que revient.

Quel plaisir de retrouver ou de découvrir l’univers si personnel de ce chorégraphe dans deux chorégraphies Map (2005) de 45 minutes et Folding (2000) de trente minutes. La danse est art clairement lorsqu’elle canalise le talent d’un peintre, designer, scénographe et chorégraphe tel que Shen Wei. Deux tableaux extrêmement différents et pourtant tous les deux très réussis malgré leurs registres rythmiques et corporels totalement opposés.

Alors que le public découvre d’énormes ballons flottants (sur lesquels sont indiqués des directions de mouvements sur le sol et les noms des danseurs) sur les bords de la scène et un fond de scène très coloré pour une danse effrénée crescendo et avec peu de moments de récupération dans Map, il se retrouve plongé dans une posture contemplative dans Folding.

Sur une musique de Steve Reich, The Desert Music, œuvre orchestrale pour orchestre symphonique et chœur de 1984, l’une des pièces de Reich les plus souvent jouées, les danseurs évoluent accentuant leurs mouvements en dehors – en dedans – au sol tels des Valentins désossés. La gravité et les joints des articulations semblent par illusions ne plus exister et laisser place à un groupe d’oiseaux migrateurs se formant et se séparant pour évoluer toujours ensemble. Chaque sous-section de la chorégraphie se rattache à un type de mouvement : rotation des joints, le rebond et la détente, les spirales et rotations et enfin la combinaison de ceux-ci collectivement.

Ils incarnent, comme dans un songe, la musique et tour à tour semblent volutes de notes de musique, soupirs, croche, reprise, respiration, silence… et renvoient peut-être aux poèmes The Desert Music and Other Poems (1954) de l’américain William Carlos Williams, l’un des poètes préférés de Reich pour lequel le mot Desert est en relation avec trois lieux d’influence pour Reich : Le désert du Sinaï, le désert de Judée, le désert de White Sands et les terres ravagées par les bombardements de Hiroshima et Nagasaki en 1945.

Rupture totale par la lenteur d’évolution dans Folding sur une musique entêtante entre chants bouddhistes tibétains et Last sleep of the virgin for bells and string quartet du compositeur anglais John Taverner (1944-2013). En effet, le ton est l’esthétisme asiatique : une peinture inspirée du XVIIIe siècle représentant une carpe ou une truite dans les tons bleutés et beige. Les costumes couleur chair sur le haut du corps et rouge sang pour le bas du corps. Danseurs et danseuses au nombre de dix portent indifféremment des longues jupes et des coiffes-bonnets de type pré-Rennaissance. Les contrastes de couleur noir et rouge et le jeu de lumière prolongent la sensation d’être dans un univers à part entre évocation de la pré-Rennaissance par les costumes, esthétisme chinois du XVIIIe et minimalisme musical et scénographique contemporain. Les mouvements se font rares et très lents. La danse est calme et révérencieuse.

Après l’énergie débordante de Map, les mouvements dans Folding sont décomposés tels des plis et un danseur entièrement vêtu de noir en fond de scène danse au ralenti. Entrée impressionnante d’une danseuse géante car portée en noire : monstre ou déesse ? Des ports de têtes assumés tels des sculptures vers l’avant ou vers l’arrière, il y a une certaine déshumanisation de la danse et une impression de voire des personnages de tableaux animés tels ceux de Jérôme Bosch.

Shen Wei plus que quiconque dépasse la danse par sa vision interdisciplinaire aboutie de la performance du mouvement humain qu’il nomme le « corps naturel » (Natural body). En 2000, il a créé Shen Wei Dance Arts qu’il dirige. Il reçoit le prix Nijinsky en 2004 et chorégraphie la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin en 2008. Ses créations tournent dans plus de trente pays et il collabore avec le Metropolitan Museum of Art et le Lincoln Center Festival à NY City ainsi que Les Ballets de Monte-Carlo et les Grands Ballets Canadiens de Montréal. Créateur-artiste complet, il est aussi très impliqué, car présent à Luxembourg les 11 et 12 mai derniers. Espérons une nouvelle programmation très vite sans attendre près d’une décennie.

Emmanuelle Ragot
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