Bien que le Luxembourg abrite des géants de l’e-commerce comme Amazon, on ignore jusqu’aux statistiques les plus banales du secteur de la vente à distance autochtone. Une fédération, ecom.lu, veut y remédier

Un marché à prendre

d'Lëtzebuerger Land du 24.04.2015

Parfois, elle les voit arriver jusqu’au portail de paiement, où ils sont orientés vers le Saferpay, puis subitement quitter le site. « Pourquoi, mais pourquoi ils achèvent leur processus d’achat juste à ce moment-là ? » se demande Valérie Conrot. Parfois, elle fait alors un courriel à ses clients potentiels, ceux qu’elle connaît un peu, pour en apprendre la raison, pour voir s’il y a eu un problème, ne fut-ce que technique. Certains répondent, et souvent, la raison du départ précipité est qu’ils ont oublié le code Saferpay – système pour lequel elle a opté pour éviter la fraude. « Dans la vente à distance, je ne peux pas parler aux clients, regrette-elle, je ne peux pas les convaincre ou expliquer… » Mais elle aimerait trouver une solution à ce foutu problème de code, si peu ergonomique, et qui lui fait perdre tant de clients.

Valérie Conrot est une des membres fondateurs et la secrétaire du premier conseil d’administration d’ecom.lu, fédération luxembourgeoise de l’e-commerce abritée par la Confédération du commerce, qui vient de se constituer le 10 mars. Ayant plaqué son métier de cheffe de la communication au Mudam il y a quatre ans pour lancer le site de vente en ligne denicheuse.com, elle a dû tout inventer toute seule et trouver des réponses à des questions comme : Quel mode de paiement est le plus sûr, le plus fiable et le plus avantageux pour moi ? Quels fournisseurs, notamment de transport, choisir ? Où héberger mon site ? Quel est le cadre légal pour tout ce qui est TVA, droit des consommateurs etc. ? « Quand Pierre Friob m’a contactée il y a quelques semaines pour me demander si je voulais aider à fonder une telle fédération, ma première réaction a été : ‘Enfin !’ » se souvient-elle. Parce qu’elle se sent souvent seule sur les questions concernant son entreprise, parce qu’elle aimerait bien pouvoir s’échanger avec ses pairs, leur demander comment ils font pour ceci ou cela, quels sont les risques potentiels de tel ou tel choix.

Pierre Friob est passionné de commerce de père en fils. Exploitant le magasin de meubles et de décoration Abitare à Dommeldange et celui d’équipements pour enfants (meubles, jouets, vêtements, accessoires…) Abitare Kids à Junglinster, il voit dans le commerce électronique son principal potentiel de croissance. « Abitare Kids est un des plus grands magasins pour enfants d’Europe. On savait qu’on était trop grands pour le marché luxembourgeois », donc en 2009/2010, il a lancé un nouveau site de commerce électronique. « On en a chié au début, parce qu’on était tout seuls dans notre coin, on avait beaucoup de dépenses et peu de chiffres d’affaires… », se souvient-il. Mais la tendance s’est inversée depuis lors. Aujourd’hui, le marché français représente un million d’euros de chiffre d’affaires par an pour son entreprise. Abimarket, la filiale de marketing digital du groupe Abitare, est en train de refaire tout le site, parce que l’évolution technologique est tellement rapide, « et c’est passionnant, parce que sur la vente en ligne, il faut constamment se renouveler », affirme Pierre Friob.

S’étant affilié à ses débuts sur ce marché à la Fevad, la Fédération française de vente à distance, qui représente aujourd’hui quelque 600 entreprises et 800 sites Internet, c’est de lui qui vient l’idée de se fédérer aussi sur le marché luxembourgeois. Le plus étonnant est que jusque-là, il n’y avait rien, mais rien de rien, pour le secteur. On ne sait même pas ce que représente l’e-commerce au Luxembourg en terme d’emploi ou en terme de chiffre d’affaires. À part quelques statistiques émanant d’Eurostat et qui sont peu parlantes – une douzaine d’entreprises seulement y seraient actives, selon ces chiffres – et des enquêtes du Statec sur le taux élevé d’internautes au Luxembourg (94,5 pour cent des ménages y ont accès et 82 pour cent des résidents se connectent au quotidien, en 2013, derniers chiffres disponibles) ou leur comportement en ligne (62 pour cent des personnes interrogées avaient effectué un achat électronique durant les trois derniers mois précédant l’enquête), il n’y a strictement aucune information fiable. « Je ne comprends pas l’inactivité du gouvernement dans ce domaine, s’interroge Jacques Lorang, fondateur du supermarché en ligne Luxcaddy. On parle quand même aussi d’export ici, d’argent venant de l’étranger qu’on attire au Luxembourg ! »

En fait, ce qui se passe dans le commerce électronique est très comparable à la politique des gouvernements successifs dans le domaine des médias : on applique toujours deux poids deux mesures selon qu’il s’agit des grosses boîtes internationales, qui s’implantent ici pour des raisons réglementaires (la censure, la régulation) ou financières (optimisation fiscale ou TVA avantageuse), ou du secteur autochtone, local, qu’on laisse végéter. Si le gouvernement s’est tellement inquiété des 600 millions à 1,1 milliard d’euros de perte des recettes TVA à partir de cette année, suite aux nouvelles règles d’application sur la vente en ligne (la TVA étant désormais payée dans le pays du client et non-plus dans celui du fournisseur), il ne parlait que des grandes multinationales comme Amazon et jamais d’Abimarket, de Luxcaddy ou de la Dénicheuse. Il n’y a pas de rulings pour les PME, elles ne se voient pas accorder de traitement de faveur. Pour se lancer dans un site de vente en ligne, on doit avoir une simple autorisation de commerce, qui ne spécifie pas vraiment si la société est spécialisée dans l’e-commerce. Et pourtant : les membres fondateurs d’ecom.lu n’étaient que cinq au lancement, mais en un mois, ils ont reçu une centaine de demandes d’adhésion – ce qui laisse au moins soupçonner un secteur en plein boom.

« On constate de plus en plus que les gens achètent en ligne pour des raisons pratiques », dit Pierre Friob. Ce sont les achats qu’on effectue le soir, après le boulot, lorsque les magasins sont fermés, et qu’on réceptionne chez soi en rentrant quelques jours plus tard. Pour être attractif sur Internet, il faut une grande offre en ligne, beaucoup de choix – Abitare a quelque 12 000 références –, immédiatement disponibles (donc il faut d’importantes capacités de stockage), de la variété, des prix attractifs, des avantages, comme la livraison gratuite à partir d’un certain montant, et surtout une distribution rapide et fiable. « Aujourd’hui, la logistique, chez nous, est complètement intégrée », explique le patron. Et que, en France, les meubles peuvent être livrés jusque dans l’appartement. Trente pour cent des ventes d’Abitare Kids sont des ventes en ligne, un des plus gros succès en sont les listes de naissance : au lieu de devoir faire le tour du pays un samedi pour aller acheter un bavoir pour le dernier-né de la cousine éloignée, le client peut choisir et payer un produit en quelques clics à partir de son fauteuil. Aujourd’hui, 85 pour cent des listes de naissance sont vendues en ligne.

Toutefois, si le Luxembourg a beaucoup d’avantages pour conquérir les marchés voisins à partir d’ici, notamment sa position centrale entre plusieurs grands marchés, il y a encore beaucoup d’obstacles à franchir, que les responsables d’ecom.lu voudront élucider avec les administrations. Les frais d’envoi en sont un des plus urgents : le pays étant si petit, on a vite passé la frontière et des tarifs beaucoup plus élevés s’appliquent. Prohibitifs même pour certains petits produits : qui achète un objet de huit euros s’il doit payer des frais d’envoi de onze euros ? Valérie Conrot a eu cette expérience avec son Food-bag, et pourtant, il y a eu des clients qui le voulaient tellement qu’ils acceptaient le tarif d’envoi. L’« envoi gratuit » promu sur de nombreux sites n’est jamais gratuit, c’est le commerçant qui le paie – et il ne devient rentable qu’à partir d’un certain seuil. Ce seuil, souvent cent euros, est surtout un argument de vente, car il motive le client à acheter des produits supplémentaires pour l’atteindre et ainsi économiser sur les frais de transport. Les membres d’ecom.lu voudraient discuter de la logistique et de ses tarifs avec les responsables politiques, une harmonisation au niveau européen devrait être possible.

Puis il y a le dédale administratif qui chagrine les commerçants en ligne : pour vendre à l’étranger, il faut avoir un numéro de TVA dans le pays de destination, et ce à partir de 100 000 euros de vente annuelle dans ce pays, et y faire une déclaration de TVA à la fin de l’année. Si on envoie vers dix pays, cela veut dire qu’il faut faire cette procédure dix fois dans dix langues différentes. Pierre Friob espère que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, tiendra sa promesse d’abolir toutes ces barrières intra-européennes au plus vite. Car pour Luxcaddy, c’est un vrai frein à son développement. Lancé en 2007, le site fait désormais un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros, avec des taux de croissance pouvant atteindre vingt pour cent sur un an, emploie dix personnes et va déménager dans des halls de stockage plus grands. Il livre dans tout le pays – et uniquement au pays. Car rien que de traverser la frontière vers Wittlich ou Uckange constitue un casse-tête chinois : il y a des règlementations différentes sur, par exemple, la certification des frigos dans les camionnettes ou sur le taux de TVA à appliquer à tel ou tel produit qui rendent l’entreprise kafkaïenne, regrette Jacques Lorang. Qui, toutefois, envisage de lancer un ballon d’essai prochainement.

Dans le commerce en ligne, il est beaucoup question de fiabilité et de confiance du consommateur. Valérie Conrot en est consciente, elle est un control freak, suit au plus près les colis qu’elle envoie à ses clients, dont beaucoup en France. Et si cela dure trop longtemps, s’il y a le moindre pépin, elle prend le téléphone et demande des comptes à son fournisseur. « Le choses que je vends, on n’en a pas vraiment besoin, concède-t-elle. Mais si on les achète, c’est qu’on veut les avoir ! » Ce sont des bijoux et autres accessoires surtout, des cadeaux et des objets de décoration. Pour construire sa réputation, elle a eu recours aux médias sociaux, aux blogs et même à une agence spécialisée à Paris. Mais elle connaît aussi l’importance d’un lien personnel avec ses clients, voilà pourquoi elle quitte régulièrement la toile pour participer à des marchés des créateurs et autres pop-up shops. Abitare combine également les deux modes de vente, alors que Luxcaddy n’est disponible que sur la toile. Si les acteurs du secteur de l’e-commerce viennent tous d’horizons différents, ils comptent désormais se faire entendre sur les sujets qui les concernent tous.

josée hansen
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