Comment survit-on à la chute d’un empire ? Portrait du manager Dirk Kucht, passé de Schlecker à Dayli, puis à Meng Drogerie

Come-back

d'Lëtzebuerger Land du 31.10.2014

Dirk Kucht n’aime pas parler de lui. Assis devant une tasse de café dans un centre commercial à Beggen, le gérant de Meng Drogerie semble tendu. Il fait de longues pauses avant de répondre, cherche scrupuleusement ses mots, arrêtant par moments le dictaphone. Il aura fallu quatre mois et une demi-douzaine de mails avant que Kucht n’accepte de donner sa vue sur les deux dernières années qu’il a passées en mode gestion de crise : les naufrages de Schlecker et de Dayli, la recherche paniquée de nouveaux investisseurs, le cauchemar des vendeuses sous les lumières fluorescentes de magasins vides et la renaissance avec Meng Drogerie.

Dirk Kucht, 54 ans, est un des derniers survivants d’un empire désormais disparu : Schlecker. Il a 22 ans lorsqu’en 1982, après quatre ans à la Bundeswehr, il entre dans la chaîne de droguerie discount menée d’une main de fer par le patriarche Anton Schlecker. « J’ai grandi avec Schlecker », dit-il. L’expansion effrénée ouvre des perspectives de carrière et permet l’ascension sociale au jeune employé issu de la classe ouvrière du Ruhrpott. Filialleiter, Regionalleiter, Vertriebsleiter, de promotion en promotion, Kucht gravit les échelons et, en 2012, au moment où Schlecker se désintègre, il se retrouve à la tête des 3 000 filiales. Son domaine englobe tout le Nord-Ouest de l’Allemagne, « de la frontière danoise jusqu’à la Sarre, en passant par la Basse-Saxe, la Rhénanie et le Luxembourg ». À Kucht de mettre en œuvre, depuis ses bureaux à Dortmund, les décisions prises à Ehringen en Souabe par Anton Schlecker et son clan. « J’étais décentralisé, au plus près du terrain ; la stratégie était définie dans la centrale », affirme Kucht ; et si on connaît la culture Schlecker – son anti-syndicalisme agressif, la vidéosurveillance sournoise de ses employés et sa stratégie d’expansion kamikaze – cela sonne comme un plaider non-coupable.

Il avait entendu les rumeurs, mais ne voulait y croire, la faillite, dit-il, l’aurait pris par surprise. En 2012, Kucht se retrouve à vendre les décombres de l’empire Schlecker pour le compte du curateur. Dans le naufrage, les 25 000 employés allemands de Schlecker, des anciens managers aux vendeuses en passant par les sous-chefs, se seraient retrouvés dans une funèbre communauté de destin qui sembla, pour un bref instant, effacer les différences de classe. « Nous étions tous dans le même bateau, cela nous a rapprochés, estime Kucht. Soudain, les hiérarchies n’avaient plus d’importance, tous savaient que, dans deux mois, nous serons tous égaux. Cette expérience m’a vraiment touché. » Le jour fatidique, Dirk Kucht est le dernier à sortir de la centrale Schlecker de Dortmund, il ferme la porte et tourne la clé.

Mais il a un plan. L’empire Schlecker n’avait pas encore entièrement sombré. De l’ancien fief de Kucht, un bout tenait toujours : le Luxembourg et ses 28 filiales. C’étaient des copies conformes de celles en Allemagne. Anton Schlecker avait compris que, dans un pays où tous captent la télé et la publicité allemandes, de bonnes affaires pourraient être faites. Si, dans la pratique administrative et commerciale, les filiales dépendaient à cent pour cent du réseau allemand géré par Kucht, juridiquement, elles étaient rattachées à Schlecker Autriche (tout comme les magasins italiens, polonais et belges). Or, en Autriche, la procédure de faillite n’était pas encore lancée. Kucht flaire la chance et effectue un repli stratégique vers les marches occidentales du royaume déchu. Il organise le transfert de produits des filiales allemandes en faillite vers celles du Luxembourg, espérant ainsi les maintenir en état de vie, dans l’attente d’un repreneur. Les prochains mois, Kucht les passera dans des chambres d’hôtel entre le Luxembourg, Linz et Cracovie.

Et un sauveur apparaîtra : Rudolf Haberleitner. S’ouvre alors la courte et douloureuse parenthèse Dayli (d’Land du 31 janvier 2014). L’homme d’affaires autrichien reprend l’ensemble des magasins de Schlecker Autriche, dont les 110 employés luxembourgeois. Dirk Kucht est de nouveau dans le jeu et transite entre le Ruhrpott, où il habite avec sa famille, le siège luxembourgeois de Dayli à Mondorf et Pucking, un petit patelin en Haute-Autriche, où le nouveau PDG de Dayli a établi son quartier général. « Herr Doktor Haberleitner » (bien que sa dissertation reste introuvable) avait le sens du grandiose et de la mise en scène. Mais les faits étaient têtus : pas de nouveaux investisseurs et des magasins qui se vidèrent. Au printemps 2013, la faillite est imminente. Kucht a l’impression de vivre « un déjà vu ». Début juillet, un nouveau curateur est mis en place, et la recherche d’un nouveau investisseur reprend.

Le curateur Rudolf Mitterlehner se retrouve à gérer une des plus grandes faillites que l’Autriche a connue. Il donne son accord pour que Kucht « reparte à la recherche d’une solution » pour le Luxembourg. « J’étais ouvert à toutes les options », dit-il. Kucht considère un moment devenir lui-même actionnaire avec deux de ses collègues autrichiens par le biais d’un management buy-out. Il espère trouver l’appui d’investisseurs luxembourgeois. « C’est un petit pays, et j’ai tenté de m’adapter aux pratiques locales. Il est très important de cultiver les contacts, qui, à leur tour, donnent de nouveaux contacts. L’élément personnel est très important ici. » En fin de compte, il aurait réussi à lever un montant de « plusieurs millions », trop peu, estime-t-il, pour prendre le risque de revivre pour une troisième fois le naufrage ; car, cette fois-ci, il y aurait laissé sa maison.

En décembre 2013, la première trace du nouvel investisseur apparaît. Dans le registre de commerce, une nouvelle holding est inscrite, nommée BB Royal Holding, fondée un mois plus tôt. Derrière la holding, une société écran (Richmond International Ltd) enregistrée à Belize, un minuscule paradis fiscal en Amérique centrale. Assemblée par la société de consultance luxembourgeoise Tax and Finance, cette construction opaque cachait en fait Kamil Kliniewski,un capitaliste polonais et sa firme Hygienika, productrice de couches-culottes et de tampons. Dans un profil très bling bling que lui avait consacré l’édition polonaise de Forbes, il est décrit comme un dandy avec un faible pour les fromages français, les boutiques berlinoises et barcelonaises et pour les montres de luxe (« parmi sa collection étendue, sa préférée est la Rolex Yacht-Master II »). Le lecteur y apprend également qu’ « en honneur » de Brigitte Bardot, dont il serait un grand admirateur, il a nommé son bulldog BB – voilà ce pourrait expliquer le nom de sa holding luxembourgeoise BB Royal.

En 2013, Kamil Kliniewski avait racheté les 174 filiales de Dayli Polska à Haberleitner. Après Pucking, la prochaine station de Kucht passera donc par Cracovie. Pendant l’hiver 2013, il y rencontre les responsables de Hygienika et leur soumet son plan business. Au Luxembourg, rien ne filtre. Les informations distillées aux syndicats et aux employées restent sibyllines, au point que le soupçon naît que les « deux ou trois repreneurs » qu’évoque sans cesse Kucht seraient un produit de son imagination. Kucht dit ne pas avoir voulu créer de faux espoirs : « Aux employés de décider : allaient-ils croire ce que je disais moi, ou ce qui était écrit dans les journaux et diffusé par les syndicats. »

Le 16 janvier, le curateur ordonne la fermeture des magasins. Les vendeuses sont sous le choc, et rentrent, hébétées chez elles. Entre elles se forme une communauté de soutien ad hoc : elles se téléphonent, se rendent visite et se consolent. À peine douze jours après leur licenciement, sans que personne ne s’en aperçoive, Meng Drogerie est créé. Une opération menée en toute discrétion, car juridiquement délicate. Il y avait un fort risque que la Justice n’assimile cette réincarnation à un transfert d’entreprise. Dans cette hypothèse, Hygienika aurait dû réembaucher l’ensemble du personnel et payer rétroactivement les salaires dus. Or personne ne songea à intenter un procès. Les syndicats pensaient surtout à assurer aux salariés leurs indemnités de chômage. Par crainte d’effaroucher l’investisseur et de faire éclater le fragile accord, l’État avança les indemnités dans l’espoir de les récupérer un jour du curateur autrichien.

À partir d’avril, les premiers nouveaux magasins commencèrent à ouvrir leurs portes. Sur les 28 Dayli, 24 avaient survécu. Meng Drogerie emploie actuellement 85 collaborateurs (contre 110 à l’époque Dayli), dont la moitié sont des anciens de Dayli réembauchés au salaire minimum et en CDD, qui courent jusqu’à décembre, mais que Kucht promet de convertir, pour certains sites du moins, en CDI. « Il n’y a pas eu d’automatisme à l’embauche », concède-t-il. De nombreux anciens salariés auraient entretemps trouvé un nouvel emploi ou n’auraient « plus l’envie ou les nerfs pour travailler dans une start-up ».

Face au refus de la réembaucher et de la recevoir, une ancienne vendeuse ne cache pas sa rancune : « J’ai cru aux promesses de Dayli. Mais rien ne changera : Trente ans chez Schlecker, ça laisse des traces ! Ce sont toujours les mêmes schémas de pensée, les mêmes vieux jeux de pouvoir ! » Les Varela, un couple de jeunes mariés qui travaillaient tous les deux chez Schlecker et Dayli, se sont découverts une âme d’entrepreneurs. Il y a un mois, après avoir pris un prêt, ils ont ouvert un magasin de droguerie à Differdange : « Kucht est une personne gentille, il a bonne allure et il parle bien. Mais deux faillites, ça faisait quand même beaucoup... Et les petits chefs qui commandent sont toujours les mêmes », dit le mari. Chez de nombreux anciens, longtemps dévoués corps et âme à « leur » magasin, le ressort de l’espoir a sauté. « Ces mois dans le magasin vide, je ne veux pas les revivre… plus jamais ça », me dit une vendeuse qui a refusé l’offre de revenir aménager les nouvelles étagères. Et de conclure : « Je n’y crois plus ».

Pour d’autres, comme Christian Jungers, l’avocat de Schlecker et de Dayli, Kucht est un « héros qui par son engagement a sauvé l’emploi de beaucoup de monde ». Que des salariés finissent par applaudir leur patron, alors que celui-ci était venu leur expliquer que c’était la fin, il ne l’aurait vécu qu’à deux reprises, dit-il. Une vendeuse réembauchée ne tarit pas d’éloges pour exprimer sa « gratitude » ; elle se dit « super heureuse » d’avoir retrouvé un emploi dans une des filiales. « On a tellement dit et écrit du mal sur notre firme que les clients ont fini par nous éviter. Nous devons maintenant lentement les regagner. Mais il n’est pas évident de se réinventer comme société et comme personne. »

Kucht veut à tout prix éviter que les nouveaux magasins soient assimilés aux échecs qui les ont précédés : « Il était impensable de continuer avec l’ancienne marque. Dayli était synonyme d’étagères vides. Il fallait un signal fort ». Il veut positionner Meng Drogerie comme un magasin avec un « touch luxembourgeois », et de se référer à « l’institution nationale Cactus ». D’où le nom Meng Drogerie, censé créer un lien affectif avec la clientèle locale. Le paradoxe de Kucht est qu’il rappelle un passé qu’il veut faire oublier. Alors que les anciens employés et les syndicats admettent que sa venue au Luxembourg a coïncidé avec la fin du règne paranoïaque exercé par certains petits chefs sur les vendeuses, Kucht ne peut ni assumer ni rejeter l’héritage Schlecker.

Les investisseurs, eux, ont de grandes espérances. Dans la presse polonaise, Kamil Kliniewski, le président de Hygienika, a présenté l’acquisition de Meng Drogerie comme « un succès gigantesque ». BB Royal Holding, qui regroupe les participations de Dayli Polska et de Meng Drogerie, est venue pour le climat fiscal clément. Or Hygienika voit également dans le Luxembourg un marché sur lequel tester des produits, une porte d’entrée vers les marchés de l’Europe de l’Ouest. Kliniewski a évoqué un doublement du nombre des magasins « dans les deux à trois prochaines années ». Sonné par la ferveur expansionniste d’Anton Schlecker et de Rudolf Haberleitner, Kucht préfère évoquer « une croissance saine et organique à petits pas ». (Le seuil de rentabilité devra être atteint d’ici printemps 2015.) Mais, ajoute-t-il, de nouveaux contrats de baux seraient déjà en négociation.

En règle générale, les chances de réussir un come-back sur le marché du commerce de détail sont minces. Très rares sont les deuxièmes actes dans la vie des commerces, sans parler d’un troisième. Une fois le client devenu infidèle, il est très difficile de le faire revenir. Surtout que, pour Meng Drogerie, le temps des prix discount – que Schlecker imposait aux fournisseurs par sa force de frappe économique – sont révolus. La nouvelle chaîne a rassemblé son assortiment chez Fixmer, Hygienika ou Rewe, et pratique des prix qui, à quelques centimes près, se recoupent avec ceux des supermarchés, qui misent tous sur les magasins de proximité en milieu urbain. Le créneau sur lequel Kucht tente de relancer Meng Drogerie s’en retrouve sérieusement encombré. Rien que ces derniers mois, Monoprix et Carrefour ont rejoint la danse. Et, évidemment, tous ont une vision d’expansion. Les salariés risqueront d’en devenir les crash test dummies.

Bernard Thomas
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