Le processus conduisant à la monnaie unique a commencé il y a cinquante ans

Genèse de l’euro

d'Lëtzebuerger Land vom 22.02.2019

Depuis plusieurs semaines, on ne compte plus les symposiums, conférences, articles et ouvrages célébrant les vingt ans de l’euro. Car, bien qu’il n’ait fait son apparition physique dans les porte-monnaie européens qu’en janvier 2002, il était déjà une unité de compte et un moyen de paiement scriptural depuis le 1er janvier 1999 dans onze pays.

Mais plusieurs économistes soutiennent que l’euro est né en réalité il y a exactement cinquante ans, le 12 février 1969. Ce jour-là, Raymond Barre (1924-2007) alors vice-président de la Commission européenne en charge des affaires économiques et financières, présentait un mémorandum (nommé « plan Barre I ») contenant, entre autres mesures propres à renforcer la convergence des politiques économiques des six pays qui formaient alors la Communauté Économique Européenne, la proposition d’un mécanisme de coopération monétaire, incluant la suppression des marges de fluctuation entre leurs monnaies. C’est le premier document officiel qui en fasse mention, mais on sait aujourd’hui que la Commission s’était penchée sur le problème de la stabilité des changes dans la CEE depuis février 1968. À peine quelques mois plus tard, lors du sommet de La Haye en décembre 1969, les dirigeants des États membres de la CEE nommaient le Premier ministre luxembourgeois Pierre Werner (1913-2002) à la tête d’un comité chargé d’élaborer un projet d’union économique et monétaire. Son rapport, publié en octobre 1970, a servi de base avec beaucoup de retard et de nombreuses vicissitudes à la création de la monnaie unique plus de vingt ans plus tard. En effet, la décision ne fut officialisée que par le traité de Maastricht signé en février 1992 et il fallut attendre encore sept ans avant qu’elle soit concrétisée.

Ces épisodes sont rappelés dans un ouvrage paru aux États-Unis en juin 2018, sous le titre Euro Tragedy : a drama in 9 acts. Écrit par l’économiste d’origine indienne Ashoka Mody, professeur à l’université de Princeton et ancien directeur-adjoint du FMI, il a reçu fin janvier 2019 le prix du meilleur livre économique de l’année (Professional and Scholarly Excellence Award) décerné par The Association of American Publishers. Il est exceptionnel que le Prose Award récompense un ouvrage traitant d’une problématique européenne.

Mody va plus loin dans la genèse de l’euro : pour lui, il s’agit d’une initiative française à laquelle les Allemands, pas vraiment emballés, ont fini par se rallier pour des raisons politiques.

Petit flash-back : en novembre 1968, le franc français, mis sous pression par l’aggravation du déficit commercial et de l’inflation résultants des concessions salariales faites pour mettre fin aux grèves du mois de mai précédent, est sur le point d’être dévalué. Mais au dernier moment, le général de Gaulle s’y refuse, pour éviter ce qu’il considère comme une humiliation qui affecterait le prestige de la France tout autant que le sien.

Mais à peine quelques mois plus tard, en août 1969, un des premiers actes forts de son successeur Georges Pompidou (1911-1974), élu le 15 juin, est de dévaluer le franc. Et à La Haye en décembre, le nouveau président français apporte son appui à la création du comité Werner. Selon Mody, Pompidou aurait été influencé par son ministre des Finances et successeur, Valéry Giscard d’Estaing, partisan de « l’ancrage externe » : il estime nécessaire d’avoir une contrainte extérieure pour mieux encadrer les acteurs de l’économie nationale, contrôler l’évolution des prix et éviter une trop grande divergence avec les pays partenaires. Une monnaie commune, en ôtant la possibilité de dévaluer ou de réévaluer, est l’instrument-clé de cette discipline.

Le chancelier allemand Willy Brandt (1913-1992), arrivé au pouvoir en octobre 1969, sans être hostile à l’idée, la considérait comme prématurée, eu égard aux conditions à remplir, et cherchait davantage à atteindre des objectifs politiques. Il accepta néanmoins, en avril 1972, la mise en place du fameux « serpent monétaire » qui limitait les fluctuations de taux de change entre les pays membres.

La relance du projet d’union fut l’œuvre de son successeur Helmut Schmidt (1918-2015) et de Giscard d’Estaing. Confrontés dès 1973 à la généralisation du système de changes flottants, puis aux conséquences du premier choc pétrolier (qui fit fortement diverger les économies européennes), ils œuvrèrent à la création du Système monétaire européen en mars 1979.

Mais l’impulsion décisive vint, selon Mody, du président socialiste François Mitterrand (1916-1996). Comme conséquence de la politique sociale et économique menée après son élection en mai 1981, à contretemps des autres grands pays, le franc français fut dévalué quatre fois en moins de cinq ans. Son ministre des Finances Jacques Delors, qu’il fit nommer à la tête de la Commission européenne en 1984, le convertit aux vertus d’un « ancrage externe » permettant d’éviter des dévaluations à répétition qui affaiblissaient aussi le poids politique de la France.

Pour l’économiste indien, il faut voir là la première erreur de conception car « les politiques français ont pensé trouver dans l’euro une solution à leurs problèmes économiques », alors que ces derniers avaient des sources internes (faible croissance, inégalités, fragmentation sociale) et ne pouvaient être résolus grâce à une monnaie unique, comme le montrent aussi bien la théorie que la pratique économiques. Leur « volonté d’équilibrer le statut économique français avec celui de l’Allemagne » serait à la source de tout le reste.

Donc pour Mody, « le point crucial, c’est que François Mitterrand et Jacques Delors ont souhaité l’euro, ce que Helmut Kohl a accepté ». En fait, il est désormais notoire que son accord fut la condition posée par Mitterrand pour soutenir la réunification de l’Allemagne, intervenue en 1990. Il observe néanmoins qu’Helmut Kohl (1930-2017), bien que soucieux de lever les craintes de ses partenaires au sujet des conséquences politiques et économiques de cette réunification, a imposé ses conditions, créant ainsi une deuxième erreur de conception.

Le cœur du dispositif de gestion de l’euro était la politique monétaire, confiée à la BCE (dont le siège a été établi à Francfort, comme celui de la Bundesbank, ce qui ne relève pas du hasard). Or on savait dès le départ qu’une politique monétaire uniforme ne pourrait être efficace : « appliquée à plusieurs pays elle provoquera toujours une situation qui ne correspond aux intérêts d’aucun pays, trop restrictive pour les pays les plus fragiles et trop souple pour les plus forts ».

Dans la version initiale du projet, des mécanismes compensateurs ou correcteurs étaient prévus, comme l’accroissement de la mobilité des travailleurs et surtout une « union fiscale », en fait un budget commun, s’ajoutant aux budgets nationaux, correspondant de cinq à sept pour cent du PIB, qui serait utilisé dans les périodes de récession ou de crise. Mais ces mesures n’ont jamais été réellement mises en œuvre, notamment parce qu’il apparut clairement dès l’origine que l’Allemagne ne voulait pas payer pour les autres. Cette position, confirmée plusieurs fois de manière officielle, et également partagée par d’autres pays « vertueux », procède selon Mody, « d’une vision constante et uniforme dans tout le spectre politique, mais également dans la population et dans le monde économique allemands ».

De toute manière une union fiscale allant jusqu’à l’adoption d’un budget commun de taille importante (ce que préconise Emmanuel Macron) impliquerait que soit réalisée une union politique, à l’image de ce qui existe aux États-Unis avec un budget fédéral puissant. Tout le monde dit la vouloir, même les Allemands, mais personne ne cherche réellement à y parvenir, en raison des abandons de souveraineté qu’elle implique. « Cette duplicité dans le langage est devenue endémique à la construction de l’euro, et partie intégrante de sa culture » déplore Aroshka Mody, en épinglant particulièrement Helmut Kohl, responsable selon lui de la création d’une véritable « bulle cognitive » faite d’idées fausses, de déni de la réalité et de surdité aux avertissements.

Dans un discours prononcé au Bundestag en avril 1998, le chancelier allemand avait déclaré que la monnaie unique serait le véhicule de la liberté, de la démocratie, de la paix, et de la prospérité, des mots « inscrits dans la psychologie européenne ». Concernant la prospérité, Mody, dont il faut rappeler qu’il dirigea la mission du FMI en Irlande dans le cadre de l’intervention de la « troïka » dans ce pays, écrit que « l’évidence économique est désormais parfaitement claire : il n’y a pas de bénéfice économique à la monnaie unique, alors qu’elle fait peser des risques économiques réels sur ses membres. Concernant la paix… comment croire qu’une monnaie unique créé la paix ? » Il cite les travaux de l’économiste britannique Nicholas Kaldor (1908-1986), qui établit dès 1971 qu’une monnaie unique crée de la divergence économique, ce qui en retour approfondit les divisions politiques, et ceux de son collègue américain Martin Feldstein, qui, en 1998, prédisait que les Européens s’opposeraient entre eux dans le futur à cause de la monnaie unique. Il va encore plus loin en déclarant que la monnaie unique dans sa forme actuelle est « une subversion de la démocratie », donnant l’exemple du parlement grec : quand il vote une loi de finances, « elle doit être acceptée par ses créanciers, ce qui veut dire implicitement ou explicitement que le Bundestag doit approuver le budget de la Grèce ».

Pour Mody, comme pour de nombreux économistes, la Zone euro « se fait passer pour une union économique et monétaire » mais, étant issue de compromis politiques et non le fruit d’une rationalité économique, elle n’en possède pas les caractéristiques les plus basiques, notamment sur le plan budgétaire. Les seuls points qui trouvent grâce à ses yeux sont la centralisation de la supervision bancaire et le renforcement des procédures de résolution. Mais il n’est pas optimiste quant à la prise de décisions plus critiques conduisant à une réelle union. Il pense même que le déclin économique de l’Europe « affectera la capacité des Européens à faire face à un processus continuel d’affaiblissement des défenses de l’euro au cours des dix ou vingt prochaines années ».

Aroshka Mody s’est lui-même fait épingler par un de ses collègues de Princeton, le politologue américain Andrew Moravcsik, qui, sur le site Internet Foreign Affairs, lui reproche de trop voir la création de l’euro comme l’œuvre de dirigeants politiques obstinés et mal éclairés. Pour ce spécialiste des affaires européennes, la monnaie unique n’aurait jamais pu voir le jour sans le soutien des milieux économiques, notamment les grandes entreprises et le secteur financier. Par ailleurs, les études d’opinion montrent un fort attachement à l’euro dans la plupart des pays de l’UE, même ceux qui ne sont pas membres de la zone euro, avec plus de cinquante pour cent de partisans dans 21 pays sur 28.

Soutien à l’euro
L’euro est désormais utilisé comme monnaie dans 19 pays de l’U.E. auxquels s’ajoutent de jure quatre micro-États, dont Andorre et le Vatican, et des territoires d’outre-mer et de facto plusieurs pays européens (Montenegro, Kosovo) ou africains (Zimbabwe).
Selon l’Eurobaromètre publié en mars 2018, près des trois quarts des personnes interrogées dans la zone euro se sont déclarées favorables à « une union économique et monétaire européenne avec une seule monnaie, l’euro » tandis que vingt pour cent étaient contre. La différence entre les deux pourcentages donne l’indice de soutien, qui n’a jamais été aussi élevé depuis 2004. En tenant compte de l’ensemble des Européens, les chiffres sont respectivement de 61 pour cent et 32 pour cent. Pour la première fois depuis l’automne 2008, moins d’un tiers des Européens sont opposés à la monnaie unique.
Dans neuf pays, tous membres de la Zone euro, l’adhésion est supérieure à 80 pour cent, avec en tête l’Estonie, l’Irlande et la Slovénie. Quatre d’entre eux sont des membres historiques de l’Union européenne (Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-bas). En revanche le soutien est bien moindre en Italie (61 pour cent). Le rejet de l’euro, avec moins de 50 pour cent de partisans, est manifeste dans sept pays de l’UE, dont aucun n’a adopté la monnaie unique : dans ce lot on trouve la Pologne, la Suède et le Royaume-Uni.
Le soutien à l’euro est assez fluctuant : entre 2017 et 2018, il a progressé dans quinze Etats membres de l’UE et a régressé dans douze autres, dont l’Espagne. Mais on note aussi que certains partis politiques « populistes » ont fait marche arrière à son sujet. En février 2019, un proche conseiller de Marine Le Pen a prononcé un vibrant plaidoyer en faveur de la monnaie unique !

Georges Canto
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