Grande région

Pippa Garner, éco & queer

d'Lëtzebuerger Land du 24.02.2023

Après avoir dévoilé l’œuvre de l’Afro-américaine Betye Saar, le Frac Lorraine continue son travail de défrichage avec une exposition inédite consacrée à Pippa Garner. Cet artiste est né en 1942 dans la banlieue de Chicago et a opéré un changement de sexe au début des années 1980, partie intégrante de son processus artistique qu’elle évoque toujours avec beaucoup d’humour : « Je me suis récemment transformée en produit de mes propres tendances juxtapositrices, en réalisant une chirurgie de réassignation sexuelle. Après un demi-siècle en tant qu’hétéro mâle compétent, j’ai commis un genricide dont je suis sortie en adolescente femelle ménopausée Man Maid. J’ai accompli mon but artistique ultime : être moi-même l’une de mes propres idées. J’ai l’impression que mon cerveau est la télécommande d’un jouet animé (mon corps) et je me réjouis de l’essayer à chaque nouvelle situation qui se présente. Mon prochain objectif : un mariage légal avec moi-même (une masturmonie ?). » L’exposition suit Pippa Garner et ses détournements d’objets, son autodérision et la provocation qui caractérisent son style.

Plus connu outre-Atlantique pour ses collaborations photographiques à des magazines (PlayBoy, Vogue, Esquire, etc.) et ses participations télévisuelles remarquées, son travail a longtemps consisté à parodier des objets de consommation de masse. L’affiche de l’exposition nous en livre un exemple éclatant : on y voit une chaussure dorée à talon montée sur des patins à roulette, condensation monstrueuse de deux objets qui n’avaient jusque-là jamais été combinés ensemble. Pippa Garner en explique la démarche, entamée dès la fin des années 1960 : « En tant qu’artiste et humoriste avec un penchant pour la satire technologique, j’ai réinventé des objets de consommation courante pour créer des artefacts dont l’apparence est séduisante mais la valeur douteuse, comme ceux dans mes livres Le catalogue du mieux-vivre et L’utopie… ou rien », précise-t-elle en 1995.

La première salle de l’exposition, à l’étage, nous rappelle tout d’abord que Philip Garner (son nom de naissance) a suivi une formation en design automobile à l’Art Center College (Los Angeles) puis intégré une chaîne de production dans une usine de construction automobile de Detroit. La voiture, véritable icône aux États-Unis et symbole du capitalisme industriel triomphant, est une cible de choix. Philip Garner en revisite les formes et en fait dévier les usages, à l’instar de l’improbable Kar-Mann, engin offrant une combinaison absurde entre la machine et l’humain. Sur une photo, un vieil homme, mains dans les poches, regarde le prototype depuis le trottoir avec un large sourire. Dans le même état d’esprit, d’autres documents montrent comment Philip Garner et sa comparse, Nancy Reese, ont habillé différents véhicules : l’un dans une imitation de bois, un second dans un camouflage militaire, un autre encore d’hémoglobine, reprenant l’atmosphère d’un film d’horreur. Autre preuve de son insolente imagination, The Backwards Car (1974) est un engin conçu par Philip Garner où l’avant et l’arrière ont été intervertis. Une notice, intitulée Automobile Awareness, se propose de soulager les personnes souffrant de T.D.A. (Trouble du désintérêt automobile), comme en se faisant tatouer sur le bras la liste de ses modèles préférés, ou encore en collant une photo de soi au volant de n’importe quelle voiture de rêve… Les plaques d’immatriculation sortent également de leur anonymat pour véhiculer cette fois-ci des énoncés en conformité avec l’engagement de Pippa Garner : « Women should be Free (No Charge) », est-il inscrit sur l’une. « EARTH, Love It or Lose It », peut-on lire sur une autre, ce qui nous apprend que Pippa Garner est aussi une militante écologiste qui n’utilise pas d’autre moyen de locomotion que celui de son corps seul.

Plus avant, la collection de t-shirts de l’artiste queer est disposée de façon à dessiner une arche. Les vêtements sont autant de supports arborant un florilège de slogans dont on retiendra les plus amusants : « J’aurais plus être plus belle, mais j’ai manqué d’argent. » ou encore : « Don’t hug me. I fall apart under Pressure », « Humain par défaut », « So Lonely, I adopted myself as a pet »… La salle suivante présente les vêtements customisés de l’artiste en vue d’hybrider les genres et de déconstruire les dress codes en vigueur. Ainsi de ce collier de perles qui dépasse d’un col de chemise, de cette veste de costume convertie en un fabuleux crop-top (Neopop Businesswear, 1980-81), mais aussi de ces cravates pour pantalon placées à hauteur de mollets. Le milieu de la finance, mortifié dans ses immuables costumes, est la cible de prédilection de ces agencements vestimentaires.

Au terme de l’exposition, on ne manquera pas de consulter ses catalogues du mieux-vivre, sa série photographique dédiée aux serveuses de café de Los Angeles. Et ses petites annonces hilarantes rédigées dans les années 1990, comme celle-ci : « Sandwich transexuel. Post-op (je l’ai fait pour l’art), amazone blonde, belle, athlétique, attirée par moi-même et d’autres de mon espèce. Êtes-vous ‘post-génétiques’ ? Trans-Scriptum : je t’aime. » S’échapper des cadres assignés par la nature et les normes sociétales, frayer des passages entre des registres supposément contraires, voilà le beau travail entrepris par Pippa Garner jusque dans son corps. Qui rit et nous fait rire de notre époque, et de ses dogmes ridicules si souvent pris au sérieux.

Exposition Pippa Garner, jusqu’au 20 août au Frac Lorraine à Metz

Loïc Millot
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