Le problème surgit en général après un repas gargantuesque, copieusement arrosé, longtemps prolongé, pas toujours bien digéré et souvent un peu regretté. Un de ces dîners d’excès, de plaisirs, de plats qui défilent, de mets qui font saliver, qu’il faut absolument goûter et dont on ne voudrait pas se priver.
Car après tout, c’est les vacances, on ne sait pas de quoi demain sera fait, et avec tout ce qu’il se passe dans le monde, autant profiter tant qu’il est temps... S’ensuivent toujours une série d’excuses de ce type, toutes faites, universellement connues et uniquement destinées à justifier un penchant plus ou moins assumé pour la bonne chaire. Puis le lendemain, au réveil, en enfilant un pantalon qui n’a soudainement plus besoin de ceinture ou en se sentant encore repu alors qu’on approche déjà l’heure du déjeuner, débarquent ces fameux remords. Leurs cibles ? Notre gourmandise de la veille, notre coup de fourchette que l’on sait trop enthousiaste, notre laisser-aller qu’on aimerait moins fréquent, mais avant tout, ce ventre, ce fichu ventre qu’on observe avec mépris, les sourcils froncés, les lèvres grimaçantes, face au miroir.
Ce ventre, à nos yeux toujours un peu trop épanoui, trop rond, pansu, tombant, gonflé, dodu, plantureux. Ce ventre qui nous obsède, qu’on rentre fort et qu’on ravale, comme pour le faire disparaître. Qu’on pince violemment pour se punir encore davantage, qu’on maudit, qu’on tente de gainer, de renforcer, de muscler, de sculpter, de palper-rouler, de compresser et de que sais-je-encore, pourvu qu’on ne le voit plus. Souvent, dans un élan de motivation post-culpabilité, on se résoud, joignant le geste à l’idée, à enfin le prendre en main. Et dès le lendemain, nourri d’un shaker vitaminé et de cette bonne résolution, on se déclarera en jeûne intermittent et on troquera l’habituel afterwork entre collègues contre une séance de renforcement abdominal dont on sortira probablement courbaturé, affamé et d’ores et déjà démotivé.
On pourrait croire ce problème réservé aux moins sportifs d’entre nous, aux plus grassouillets, aux adeptes du moins de 10 000 pas par jour, aux sédentaires du bureau, aux mordus du tout électrique et du zéro effort.
Mais non ! Qu’ils soient très dessinés, fermement musclés, durs, plats, pleins de tablettes de chocolat, ou pire encore, à peine délestés d’un bébé, les ventres ne connaissent aucun répit. Et quelle dure saison pour eux que l’été ! « Rafermissons nos bidons bedonnants sur le champs » entonnent en choeur journaux, magazines, comptes Instagram, coachs Youtube, pubs Facebook et j’en passe. Quelle violence quand même, quelle maltraitance psychologique, physique, que cette culpabilisation constante, ces regards réprobateurs, ces privations diverses, cette détestation absolue qu’on finit par infliger à l’épicentre même de notre organisme. À celui qui fait pourtant beaucoup pour nous, en contrepartie. Lui qui digère nos mets et nos maux, avale nos coups de poings et nos coups de cœur, se noue, se tord, s’envole et papillonne au gré de nos émotions. Lui qui s’agrandit, se tend, se détend, se contorsionne, se réorganise et s’arrondit aussi, pour faire place à la vie. Pourquoi si peu de tolérance pour nos entrailles ? Pour cet endroit que certaines cultures considèrent pourtant comme le siège de l’âme. Et qui renfermerait, si l’on en croit la médecine, un deuxième cerveau – la paroi intestinale produisant et stockant une grande majorité de sérotonine, cette hormone du bonheur et du bien-être que nous recherchons tant tous. Alors nourrissons ce cerveau intestinal sans se poser tant de questions : vous interrogez-vous sur le bien-fondé du visionnage d’une énième série Netflix pour votre cerveau de là-haut, dans votre crâne ? Non, ou à peine, ou vite fait... Pensée rapidement oubliée une fois le générique commencé. En cette année où tout semble déjà partir à vau-l’eau, peut-être devrions-nous réaliser que nos corps sont simplement beaux comme ils sont ?
Si on avouait enfin qu’il est parfois plus doux de se lover sur un nombril un peu brioché que sur un six pack très dur, si on s’autorisait à accepter que c’est mignon, les poignées d’amour, et qu’il serait criminel pour la langue française de ne plus pouvoir employer une si belle expression. Si on lâchait prise sur les diktats imposés, si on réalisait que la vie est quand même plus chouette après une bière qu’un shaker vitaminé. Si on arrêtait un peu, de se regarder le nombril, de se juger la panse, de se comparer le tour de taille. Si on cessait, simplement, de croire qu’un ventre plat vaut mieux qu’un ventre rond et qu’on s’acceptait un peu avec nos imperfections... Ne croyez-vous pas que l’on serait tous un peu plus heureux ? Ou en tout cas, pas moins malheureux.