Cinémasteak

Tout ce que le cinéma permet

d'Lëtzebuerger Land vom 21.08.2020

On ne pouvait mieux débuter cette semaine qu’avec All that Heaven allows (1955), long-métrage bouleversant de Douglas Sirk programmé dans le cadre du cycle Why We Love Cinema de la Cinénathèque de la Ville de Luxembourg. Inspiré du roman sulfureux de David Herbert Lawrence, Lady Chatterley’s Lover (1928), qui raconte la relation socialement transgressive entre une aristocrate et son garde-chasse, All that Heaven allows constitue le deuxième opus d’une série de mélodrames réalisés par le cinéaste dans les années cinquante pour les studios Universal. Encouragé par le premier succès de The Magnificent Obsession (1954), Universal souhaite en effet reconduire l’entreprise et décide, pour cela, d’engager les deux mêmes vedettes principales : d’un film à l’autre, on retrouve ainsi l’actrice Jane Wyman dans le rôle d’une veuve tombant dans les bras du jeune Rock Hudson, acteur fétiche de Sirk depuis sa première apparition dans Has anybody Seen my Gal ? (1952), fable mineure mais néanmoins plaisante pour sa franche morale anti-capitaliste au pays du dollar (l’argent y fait le malheur de toute une famille).

Sous une positivité apparente – que traduisent ici l’emploi flamboyant du Technicolor, l’environnement bourgeois d’une insouciante bourgade américaine et un happy end de rigueur à Hollywood –, All that Heaven allows brûle entièrement du feu de la révolte. Pour cela même il se montre particulièrement approprié à notre époque, marquée par les revendications égalitaires des mouvements #Me Too, Black Lives Matter et celui des Gilets jaunes. Douglas Sirk (1897-1987), qui a vécu au plus près les grands événements du XXe siècle, depuis les espoirs soulevés lors de la brève République soviétique bavaroise jusqu’à l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933, est un humaniste formé auprès de l’historien d’art Erwin Panofsky, avant de devenir avec Bertolt Brecht l’un des metteurs en scène les plus importants de la scène allemande. Ce n’est donc pas un hasard si Sirk s’intéresse au mélodrame, genre populaire par excellence dans lequel les émotions sont susceptibles de convertir le regard du spectateur, et donc d’engager plus largement une transformation sociale. À travers l’histoire d’amour de Cary Scott (Wyman) et de son jardinier Ron Kirby (Hudson), Sirk réhabilite – contre les préjugés et les conventions morales en vigueur à cette époque – la force révolutionnaire du désir, capable à elle seule d’ébranler l’ordre d’une société américaine enlisée dans le conservatisme. Au lieu de favoriser l’entre-soi communautaire, l’amour s’y présente comme une puissance capable de rapprocher les âges et les différentes classes sociales, résorbant par là même les inégalités qui y persistent. L’altérité constitue l’enjeu politique du mélodrame sirkien.

Le succès de All The Heaven Allows fut tel qu’il connaîtra de nombreuses déclinaisons. Dans les années 70, Rainer Werner Fassbinder s’approprie ce film pour dénoncer les préjugés racistes au sein de la société allemande (Tous les autres s’appellent Ali, 1974). Puis, au début des années 2000, c’est au tour de Todd Haynes d’en reconduire le geste dans Far from Heathen (2002), dans lequel la question raciale et (homo-)sexuelle s’ajoute à la question sociale (Julianne Moore s’éprend pour un jardinier Noir, tandis que son mari la délaisse pour un homme). Pour ne rien dire des coulisses secrètes d’All that Heathen allows : voué à interpréter au cinéma des rôles de playboy hétéro, l’acteur Rock Hudson cacha toute sa vie durant son homosexualité. Sirk lui-même, tout d’abord marié à une femme ayant adhéré au régime nazi, la quitta pour vivre avec une femme juive. L’histoire du mélodrame est jonchée de cœurs brisés.

All that Heaven allows de Douglas Sirk (USA, 1955, vostf, 89’) sera présenté le vendredi 21 août à 20h30, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, place du Théâtre.

Loïc Millot
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