Els Debuf a passé quatre ans au CICR à Jérusalem. Un témoignage d’humanitaire

Luxembourg après Gaza

Els Debuf, mardi, dans son bureau  à Belair
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 12.09.2025

Entre 2020 et 2023, Els Debuf a représenté le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) auprès d’Israël et des territoires occupés (Cisjordanie, Gaza, Golan). « Une position comparable à celle d’un ambassadeur. » En tant que cheffe de mission basée à Jérusalem, cette juriste flamande de 47 ans connaît la région et les forces en présence. Elle observe la situation actuelle à Gaza avec effroi : « Si on tolère la façon dont cette guerre est menée maintenant, on touche les bas-fonds l’humanité. »

Formée en droit international et en philosophie à Leuven, Paris et Genève, Els Debuf a consacré l’essentiel de sa carrière au CICR (au siège en Suisse, en Guinée, en Colombie, en Géorgie...). Depuis juin 2024, elle est responsable de délégation pour le cyberespace du CICR, un service basé à Luxembourg destiné à traiter les questions numériques spécifiques pour poursuivre le mandat humanitaire.

Au cours de la discussion avec le Land, mardi, elle revient systématiquement au droit de la guerre et au droit international humanitaire. La boussole guidant son activité, même quand elle doit constater l’impuissance à le faire respecter. Elle rappelle que l’implantation du CICR en Israël remonte à 1967, la délégation permanente la plus ancienne. La seule qui couvre « les deux côtés, le territoire occupé et le pays qui l’occupe ». Lors de sa prise de poste en juin 2020, le travail d’Els Debuf se concentrait plutôt sur la Cisjordanie. « La flambée de violence chez colons et l’expansion des colonies étaient très préoccupantes. » Le rôle du CICR dans ce contexte est de dialoguer avec les parties (le gouvernement israélien, l’armée et la police et d’autres forces de sécurité israéliennes, les autorités et populations palestiniennes) pour « faire en sorte que les troupes ou les forces de sécurité se comportent correctement et que l’administration du territoire se fasse en conformité avec le droit humanitaire. » Ce n’était pas facile alors, c’est encore plus difficile aujourd’hui. « On essaye de soutenir les communautés palestiniennes pour leur permettre de travailler leurs terres. On leur fournit des semences, des oliviers. Si une terre n’est pas cultivée pendant trois ans, elle devient plus vulnérable à l’installation de colonies. »

Quand le Hamas a perpétré ses attaques le 7 octobre 2023, Els Debuf avait terminé sa mission à Jérusalem. Elle pensait prendre une année sabbatique car son mari était encore en poste pour un an. Elle a été rappelée pour ce qu’elle pensait être une gestion de crise. Elle restera neuf mois, avant de rejoindre Luxembourg. La juriste se souvient du choc produit par ces attaques : « On vit dans un pays en guerre, on sait que c’est horrible, mais là c’était autre chose, l’impact sur la société israélienne a été énorme. »

Elle revient sur « l’avant » : « La vie était déjà très difficile à Gaza. Des poussées de violence duraient trois jours, une semaine, parfois un mois, avec des morts et des destructions importantes. Mais entre ces escalations, la situation était plus calme qu’en Cisjordanie, nonobstant le bruit des drones presque permanent. Aujourd’hui, le feu des bombes s’est substitué au bourdonnement des drones. L’intensité de la réponse israélienne n’a pas de précédent ».

Malgré ses années d’expérience, Els Debuf reste sensible et touchée par la violence de cette guerre : « Quand on travaille sur le terrain, on est dedans tous les jours et on est très proche des gens qui la vivent. Gaza, c’est l’endroit le plus dangereux pour un travailleur humanitaire. Plus de 1 000 sont morts. 51 collègues du Croissant rouge palestinien sont décédés, dont 31 dans le cadre de leur travail », énumère-t-elle. Plus encore que la souffrance, c’est l’impuissance qui la mine. À 18 ans, elle se voyait devenir Secrétaire général des Nations unies. « Je ne voudrais plus de ce job. Quand on est jeune on veut changer le monde. Maintenant j’espère juste aider les gens, parce que les États, la politique des grandes entités sont trop difficiles à influencer. »

Depuis quelques mois, la distribution de l’aide sur le terrain est orchestrée par l’organisation israélo-américaine Gaza Humanitarian Foundation, dont les méthodes sont critiquées par plusieurs ONG comme MSF. « Ça ne s’improvise pas ! Les humanitaires font cela depuis soixante ans. On sait comment ça fonctionne, on connaît les gens, on compte beaucoup plus de personnel, on est accepté par la population et puis on sait organiser ce genre de distribution massive. Il faut laisser les acteurs humanitaires effectuer leur travail », réagit-elle, à fleur de peau.

Un autre aspect du travail du CICR dans cette région vise la visite aux détenus palestiniens pour s’assurer des conditions de détention et l’organisation des rencontres des membres de leur famille. « On organise les permis et le transport ainsi que la sécurité des familles de prisonniers. Ça représentait quelque 50 000 personnes par an ». Ces actions menées par le CICR, tout comme les échanges de prisonniers, la récupération de corps ou la recherche de personnes disparues s’avèrent très compliquées. « Depuis presque deux ans, nous n’avons pas pu effectuer de visites. Cela veut dire des centaines de personnes dont on ne connaît pas le sort. » Pas de visite de prison israélienne, mais pas non plus de visite des otages aux mains du Hamas. « La prise d’otages est interdite dans le droit de la guerre. Dès le premier jour, nous avons demandé leur libération sans condition et de les voir pour prodiguer des soins médicaux et s’assurer de leur traitement, ce qu’on n’a pas pu faire. »

Els Debuf alerte aussi sur les personnes disparues, plus de 16 000 à Gaza et en Cisjordanie, selon les chiffres du CICR. « Environ un tiers des cas est résolu, soit en localisant les personnes, soit en aidant les autorités à identifier les corps. Certaines familles se sont aussi retrouvées d’elles-mêmes. » Un travail qui nécessite de former les local responders non seulement pour que les morts soient traités de façon digne, mais pour qu’ils puissent être identifiés plus tard. « C’est-à-dire de faire attention de ne pas mettre deux corps dans un sac, de faire des photos, de chercher des documents d’identité. » Une démarche essentielle pour que les familles fassent leur deuil et pour que l’administration reconnaisse le décès. « Si quelqu’un n’est pas officiellement mort, on ne peut pas vendre la voiture ou la maison, recevoir des aides ou se remarier. »

Depuis quinze mois qu’elle vit et travaille à Luxembourg, Els Debuf constate que cette guerre suscite les mêmes discussions et les mêmes tensions ici qu’ailleurs. « Je vois les mêmes affiches, les mêmes slogans, les mêmes drapeaux. C’est peut-être le conflit le plus politisé et qui suscite le plus d’émotion dans le monde ». Difficile de maintenir la neutralité, fer de lance du CICR. « Cette position n’est pas toujours comprise. Être neutre, cela ne veut pas dire être indifférent ou inactif. Cela signifie parler à tout le monde avec les mêmes garanties de confidentialité. » Elle ne veut donc pas s’avancer quant à la « frilosité » (c’est elle qui choisit ce terme) des gouvernements. « On ne peut que constater avec beaucoup de frustration qu’ils ne font pas assez pour arrêter ce conflit comme plein d’autres, ni pour garantir que l’aide humanitaire puisse entrer et laisser les missions médicales faire leur travail. »

Un constat amer. « Ce qui se passe actuellement n’est pas une catastrophe naturelle qui survient sans crier gare, c’était prévisible. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. L’histoire jugera », soupire-t-elle. « Ce n’est pas au CICR de dire aux gouvernements quoi faire, quelle pression, quelle sanction, quelle reconnaissance, mais l’issue doit être un cessez-le-feu et la fin de la guerre. Et pendant qu’elle continue, il faut au moins respecter le droit humanitaire. »

La juriste regrette globalement le manque d’investissement politique dans la prévention et la résolution de conflits, à Gaza, mais aussi en Ukraine, au Soudan, au Congo, au Yémen ou au Myanmar. « Les guerres actuelles sont plus nombreuses et plus longues. Et plus ça dure, plus c’est compliqué après. Apporter des tankers d’eau pendant quelques mois, ça coûte, mais reconstruire le système de canalisation et d’épuration, c’est bien plus cher. »

Els Debuf souligne que les investissements dans la défense ne doivent pas oblitérer ceux dans l’humanitaire et le droit. « Les règles dans un conflit armé international sont très particulières. Il faut donc réinvestir, équiper, entraîner pour respecter le droit humanitaire quand on est dans un dans un conflit armé avec un autre État. »

France Clarinval
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