d’Land : On vous connait comme l’auteure d’une pétition demandant des sanctions contre Israël que vous avez présentée le 2 juillet dernier aux députés. Comment avez-vous vécu ce passage devant le Parlement ?
Dalia Khader : En fait, j’ai soumis deux pétitions. La première concernait la reconnaissance de la Palestine. Je portais un keffieh et j’ai été autorisée à parler en anglais [le 26 juin 2024]. J’avais préparé quelques phrases en français pour l’introduction et la conclusion, sachant que cela toucherait davantage le public luxembourgeois. Mais la deuxième fois, c’était différent. On ne m’a jamais officiellement dit que je ne pouvais pas porter le keffieh ni parler anglais. Pourtant, en entrant au Parlement, le garde de sécurité m’a arrêtée. Il m’a demandé d’enlever mon keffieh. J’ai demandé pourquoi. Il m’a répondu que ce n’était « pas neutre ». Je lui ai demandé : « Et si je le portais en T-shirt ? » Il m’a dit que je n’aurais pas été autorisée à entrer du tout. Je lui ai dit : « C’est moi. C’est une partie de mon identité. » Il m’a répondu : « Je comprends, mais j’ai reçu des ordres. » Alors j’ai plaisanté : « La prochaine fois, vous me demanderez de changer de nom parce qu’il n’est pas neutre – il est palestinien. » Mais j’ai obéi. Je l’ai enlevé.
Comment vous sentez-vous en ce moment ?
Honnêtement, je ressens une profonde déconnexion — entre les gouvernements, les peuples et ce qui se passe en Palestine. Après deux ans de famine et de génocide à Gaza, dix-huit ans de siège et 77 ans d’occupation, il est difficile de donner du sens à tout cela. On assiste à un théâtre politique, avec des initiatives saoudiennes, françaises… Mais du point de vue palestinien, tout cela est déconnecté. Les pourparlers, les déclarations sur la reconnaissance d’un État palestinien auraient dû avoir lieu il y a des années déjà. Maintenant que tant d’entre nous sont morts — vous voulez en parler ? C’est absurde. Il n’y a aucune volonté politique d’arrêter le génocide ou de demander des comptes à Israël. Ce qui se passe est honteux.
Vous êtes très visible dans l’espace public, mais on vous connaît peu. Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
Je viens de Jérusalem à l’origine. Mes deux parents en sont originaires, mais j’ai grandi principalement en Jordanie. Nous étions la seule branche de la famille à y vivre, donc nous rendions régulièrement visite à mes grands-parents et cousins à Jérusalem. Chaque été, chaque vacance d’hiver, nous y allions. J’ai ensuite déménagé au Royaume-Uni pour mes études, puis au Luxembourg en 2010. Si bien qu’aujourd’hui, le Luxembourg est le pays où j’ai vécu le plus longtemps. Je suis devenue luxembourgeoise, oui – mais comme beaucoup de néo-luxembourgeois, je porte en moi mon identité, mes valeurs, mes choix, qui, dans mon cas, reviennent toujours à la Palestine.
Comment l’occupation a-t-elle façonné la vie de votre famille ?
Elle l’a définie. Mes parents se sont mariés à Jérusalem. Ma sœur y est née, pas moi. Ils ne pouvaient pas vivre ensemble là-bas parce qu’ils avaient des cartes d’identité différentes — mon père une carte palestinienne, ma mère une carte de Jérusalem. Au début, cela ne signifiait pas grand-chose, juste deux couleurs différentes. Mais au fil du temps, les implications sont devenues très réelles : L’un pouvait entrer dans certaines parties de la ville, l’autre non. Les checkpoints se sont multipliés. Les cartes ont été révoquées. Finalement, il est devenu impossible pour eux de vivre ensemble dans leur propre ville. Mes frères et sœurs et moi avons chacun des documents d’identité différents, selon notre date de naissance et la politique du moment. Dans une famille de cinq personnes, nous avons cinq identités légales différentes.
À quel moment avez-vous pris conscience de votre histoire familiale ?
Très tôt. Je suis née dans les années 1980. La première Intifada fait partie de mes premiers souvenirs : les couvre-feux, les soldats, les jeunes manifestants — parfois à peine adolescents — qui se réfugiaient dans notre jardin. À l’époque, l’armée avait pour consigne de « briser les os » des manifestants. J’avais cinq, six, sept ans. Ces images ne s’oublient pas. Plus tard, je me souviens avoir regardé le processus d’Oslo avec mes parents, collés devant la télé. Ils disaient que Gaza et Jéricho allaient « venir en premier ». J’ai demandé : « Et Jérusalem, c’est quel numéro ? » — je pensais qu’on faisait la queue, qu’on attendait notre tour. Je ne savais pas encore que ce n’étaient pas des questions innocentes. C’étaient les questions centrales — le droit au retour, le statut de Jérusalem — que le processus de paix évitait.
Comment était-ce de grandir en Jordanie en tant que Palestinienne ?
L’opinion publique était globalement propalestinienne. Très jeune, je participais déjà aux manifestations avec mes parents. Même en tant qu’écolière, j’étais active. Mes deux parents étaient universitaires : ma mère professeure de mathématiques, mon père ingénieur en électricité. Ils valorisaient énormément l’éducation. Pour nous, ce n’était pas juste un chemin dans la vie. C’était notre arme. Ils se sont battus pour y accéder, et ils se sont battus pour que nous y ayons accès aussi. Mais ils nous ont aussi appris à parler. C’était une chose qu’on pratiquait dès le plus jeune âge. Nous participions aux manifestations. Nous organisions même des pièces de théâtre pour sensibiliser et collecter des fonds. Je crois que mon premier événement militant remonte à mes six ans.
Vous sentiez-vous parfois étrangère ?
Quand on est enfant, et que nos parents font tout pour nous protéger, on ne se rend pas compte de l’anormalité des choses. Ce n’est que bien plus tard, en arrivant en Europe, que j’ai réalisé à quel point notre vie n’était pas normale. Petite, nous allions régulièrement à Jérusalem. Comme ma mère et moi avions des cartes d’identités différents, nous devrions passer par des contrôles-frontière séparés. J’y allais avec mon petit frère, on faisait face aux soldats, et cela nous semblait banal. Enfant, je croyais que c’était normal de traverser des checkpoints. C’est en Europe que j’ai compris le contraste. Les gens étaient choqués par ce que je décrivais. Je leur parlais des jeux auxquels on jouait enfants, inspirés des images de la première Intifada : Les uns jouaient les soldats, les autres jetaient des pierres. Pour nous c’était juste un jeu. Avec le recul, je comprends que ce ne l’était pas.
Plus tard vous êtes partie étudier au Royaume-Uni. Qu’est-ce qui vous a le plus marquée en arrivant en Europe ?
La nature sélective de ses valeurs. Au début, j’ai apprécié certaines choses : la facilité de voyager, l’absence de checkpoints, l’ouverture, la liberté d’expression. Je croyais aux idéaux européens. Mais ces deux dernières années, cette croyance s’est effritée. Ce qu’on m’avait présenté comme des droits et libertés « universels » ne l’étaient en réalité pas du tout. Pas quand il s’agit des Palestiniens. Soudain, la liberté d’expression avait des limites. Soudain, les droits de l’Homme ne s’appliquaient plus. Je me suis demandé : Est-ce l’Europe qui a changé ? Ou a-t-elle toujours été comme ça et ne fait qu’échouer de nouveau au test ? J’ai longtemps été impressionnée par l’Europe d’après-guerre, qui avait su bâtir la paix et l’unité. Pendant ce temps, nous, Palestiniens, vivions encore les conséquences de 1948. Ces idéaux me semblaient porteurs d’espoir. Mais j’ai fini par comprendre qu’ils ne s’appliquaient pas à nous et que d’une certaine façon ces idéaux n’ont aucune réalité.
C’est une déclaration forte. Que voulez-vous dire par là ?
J’ai cru à ces valeurs, mais visiblement elles ne tiennent pas. Et honnêtement, je ne comprends même pas pourquoi. Aucune des excuses qu’on avance ne me semble crédible. Est-ce une incapacité de nommer les choses telles qu’elles sont ? À tirer les leçons du passé ? Ou est-ce volontaire ? Et si c’est intentionnel, comment devrions-nous appeler cela ? Du colonialisme ? Avant, j’avais du mal à comprendre comment quelque chose comme la Shoah avait pu avoir lieu. Aujourd’hui, je comprends mieux. À l’époque, le monde était en guerre. Les communications étaient limitées. Les gens, traumatisés. Mais aujourd’hui, nous sommes face au génocide le plus documenté de l’histoire humaine. L’intention est explicite. Les responsables israéliens le disent publiquement. Et malgré cela, les gouvernements restent passifs. Les peuples réclament des actes, les dirigeants détournent le regard.
Qu’est-ce que ces derniers mois ont changé en vous, personnellement ?
J’ai laissé tomber beaucoup de choses qui comptaient pour moi auparavant — des choses qui me paraissent aujourd’hui superficielles. Je suis devenue plus directe, plus brute. Je ne me soucie plus des préjugés. Et oui, je me sens plus libre ainsi. J’étais aussi très patiente. Que ce soit avec des Israéliens, des Palestiniens ou des gens extérieurs à la région, je m’engageais toujours dans la discussion. J’expliquais les complexités. Je comprenais que beaucoup de gens n’avaient tout simplement pas accès à une information complète. Mais après 22 mois de génocide, je ne suis plus intéressée par le débat sur ce qui est manifestement en train de se produire. Tout le monde sait. Même des soldats israéliens ont commencé à briser le silence. Si vous êtes humain, vous devriez le sentir dans vos tripes. Si vous ne le voyez pas — il y a un vrai problème.
Qu’est-ce qui vous touche dans les manifestations au Luxembourg ?
La diversité. Toutes les origines, toutes les religions, toutes les générations. On est devenus une grande famille. Le contraste aussi, entre la diversité, la force des convictions et la détermination que j’ai constatées dans les rues du Luxembourg d’une part, et l’hésitation, le report de mesures fortes du gouvernement d’autre part. Ce qui m’a le plus sidéré, c’était l’absence totale d’écoute, voire d’intérêt, de la part de certains députés. Et ça, on l’a tous ressenti.
Certaines personnes juives disent avoir peur en vous voyant. Que leur répondez-vous ?
Cette peur est le fruit de décennies de conditionnement. Mais il faut être clair : s’opposer aux politiques israéliennes, ce n’est pas de l’antisémitisme. Israël, le sionisme et le judaïsme sont trois choses différentes. Les confondre, c’est dangereux. Et c’est justement ce qui alimente l’antisémitisme. Des groupes comme Jewish Call for Peace nous soutiennent depuis le début. Ils savent que dénoncer l’injustice en Palestine, ce n’est pas être contre les Juifs.
Vous semblez dire que la justice doit être universelle, sinon ce n’est pas de la justice.
Exactement. Si vous vous opposez à l’antisémitisme, mais restez silencieux face à l’islamophobie, le racisme ou l’homophobie, alors ce n’est pas de la justice. C’est du tribalisme. La véritable morale consiste à appliquer ses principes à tous. Ce qui est mal est mal – peu importe qui le fait et à qui.