Confidences à Allah

Les femmes, le parfum et la prière

d'Lëtzebuerger Land vom 04.02.2010

La première fois que l’on rencontre Jbara, elle est une jeune fermière de seize ans, qui vit sans le sou entre ses parents, ses quatre frères et trois sœurs ainsi qu’un troupeau de brebis dans un petit village perdu dans les montagnes marocaines. Jbara aime prier. Elle le fait tous les jours, sans pour autant être une sainte. En témoignent les jurons qui ponctuent la plupart de ses dialogues. Confidences à Allah, est l’adaptation au théâtre par Gérard Gélas d’un premier roman de Saphia Azzeddine, sorti en 2008. Jbara y est interprétée avec beaucoup d’entrain par Alice Belaïdi, une jeune actrice de 21 ans originaire d’Avignon, déjà remarquée en 2004 dans Mireille de Frédéric Mistral, sous la houlette du même Gélas.

Dans son dernier rôle, elle n’est ni tout à fait fermière, ni tout à fait musulmane, ni tout à fait vierge. Elle est femme, et cela signifie être maudite. Combien de fois n’est-elle pas violée dans la pièce d’à côté ? Des viols qu’elle tolère parce qu’elle lave le goût salé des larmes mélangé à celui, amer, du sperme, avec le parfum artificiel du yaourt que lui tend son bourreau – un ami de la famille – une fois le supplice terminé. Quelques années plus tard, ses tortionnaires n’auront rien de sucré à lui proposer en échange de ce corps qui ne lui appartient déjà plus. Entre-temps, elle aura accouché seule et abandonné l’enfant, ce « Il ou elle » au beau milieu de la rue, tellement miséreuse que même les chiens en sont révulsés.

Présentée à guichets fermés jeudi dernier au Théâtre des Capucins, Confi­dences à Allah est une œuvre d’une puissance certaine qui cela dit, tangue tout le long par un manque d’équi­libre entre son sujet sérieux et révoltant et la légèreté de la langue. Ce n’est pas la pauvre Jbara du bled qui parle comme ça, de manière désinvolte. Les mots sont ceux de l’auteur, Saphia Azzeddine, jeune femme marocaine épanouie dans sa féminité, élevée dans un Islam modéré par des parents érudits. Qui d’ailleurs, quand on lui demande si elle croit, répond sec – et à la cool – un peu comme Jbara : « Ce sont mes oignons. » Et surtout, qu’on ne lui « impose pas de religion ».

Du haut de ses talons aiguilles et du bout de sa plume, elle tient à exprimer sa haine d’un système social qui assujettit la femme au nom de la religion. Non pas l’Islam, mais ce que les hommes en ont fait, bannissant au passage, la chair de leur chair. Saphia ajoute que le Coran dépeint le prophète Mohammed comme un homme coquin mais bon, qui aime par-dessus tout les femmes, le parfum et la prière. Et qu’on veuille bien noter l’ordre dans lequel ils se suivent. Dans la bouche de Jbara, sa colère est blanche : c’est l’euphémisme à la place du doigt accusateur, l’humour à la place du cri de colère. Et bien évidemment, on peut rire de tout, pourtant, ce soir-là, des fois, on se forçait, pour épargner à Jbara (ou plutôt à son interprète) un trop grand moment de solitude.

Ce détachement et la modernité des propos durs et cyniques qui sonnent un peu faux dans la bouche de la bergère, ont aussi pour but de nous faire croire en une femme forte, tantôt affreusement naïve, tantôt étonnement lucide. Son monologue, au-delà de la solitude, suggère sa bataille contre tous : sa famille, les hommes et les femmes. Ces dernières soit putes, soit religieuses ou niaises, sont dans les trois cas, esclaves. Jbara sait qu’elle vaut mieux. En s’élevant de la masse, elle ne peut s’en remettre qu’à Dieu. Lui, le seul à même de la comprendre. Entre chaque galère, elle lui parle, même si c’est pour lui dire qu’elle doute de son existence.

Alors qu’elle a les yeux tournés vers le ciel, elle s’enfonce chaque jour un peu plus dans le gouffre. De bergère, elle passe péripatéticienne, ce qui lui vaut la prison. Elle est à nouveau seule, les femmes avec qui elle partage la cellule, sales et incultes. Une fois libérée, elle adopte le nom de Khadija, ainsi que le voile, et épouse un musulman pratiquant. Un homme exceptionnel parce que gentil. L’histoire aurait pu s’arrêter là, si ce n’avait été pour la gamberge permanente qui pousse Khadija/Shéhéra-zade/Jbara à s’interroger sur le rôle du voile intégral : « C’est eux qui ont des pensées impures, mais c’est nous qui devons nous cacher... ». Voilà toute l’inégalité d’une vie résumée en deux phrases.

Son mari meurt peu de temps après, et c’est à ce moment que pour la deuxième fois dans sa vie, elle est en paix. La première fois, elle l’était avec elle-même, après que son employeur l’eut touchée avec douceur, histoire de changer. Aujourd’hui, elle est en paix avec Allah, parce qu’enfin, elle cède. Elle comprend pourquoi toutes ses requêtes sont restées lettres mortes : Dieu est au-dessus de tout ca. Elle décide de l’aimer tout simplement parce que lui, au moins, est libre. De notre siège, on fronce les sourcils, dubitatifs quant à ce raccourci inattendu. On se dit que ce ne peut pas être la fin, quand les lumières s’éteignent et la foule applaudit.

William Shambuyi
© 2024 d’Lëtzebuerger Land