Secteur IT aux États-Unis

Cyber-loafing

d'Lëtzebuerger Land vom 01.03.2013

Une étude publiée début février par un professeur de comptabilité de Kansas State University affirme qu’un employé étatsunien passe en moyenne 60 à 80 pour cent du temps passé au bureau à surfer sur le Web et à d’autres activités en ligne qui n’ont rien à voir avec les tâches pour lesquelles il est payé. À peine cette étude avait-elle été publiée que des millions d’employés désœuvrés se jetaient sur les comptes-rendus que cette étude avait inspirés, pour les commenter à tout va. Un des commentaires les plus fréquents étant : voilà, je viens de perdre vingt minutes de mon temps de travail à lire cet article ainsi que les commentaires qui l’accompagnent, puis à rédiger ce commentaire – c’est bien la preuve que le cyber-loafing, comme on appelle ce penchant, contribue de manière significative à réduire la productivité des entreprises américaines.

Pour réaliser cette étude, son auteur principal Joseph Ugrin s’est associé à un professeur de gestion de l’Université de l’Illinois. Les deux ont constaté que la plaie du cyber-loafing affecte les jeunes employés comme les plus âgés. Ces derniers gèrent leurs économies en ligne, les premiers vont sur Facebook. Les jeunes sont malgré tout davantage enclins à se livrer à ces coupables occupations, indépendamment des réglements que peuvent instituer les entreprises pour juguler le phénomène, même lorsqu’ils savent qu’ils courent le risque que leurs connexions soient surveillées.

Incapable de proposer une solution convaincante aux entreprises ainsi grugées, Joseph Ugrin reconnaît qu’une surveillance généralisée risque de gâcher l’atmosphère au bureau. D’un autre côté, s’interroge-t-il, peut-on vraiment accepter cet état de fait sans réagir ?

Il s’agit d’un marronnier, et à part la fourchette remarquablement élevée avancée par les deux universitaires – tellement élevée qu’on se demande si elle a été choisie pour maximiser les chances de reprise de l’étude par les médias –, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. En 1999, le magazine en ligne Salon rapportait que selon une étude, le « cyberslacking » était une plaie

coûtant aux entreprises américaines un milliard de dollars en ressources informatiques gaspillées et « des milliards de dollars en productivité perdue ». Salon s’était empressé de se gausser de cette étude, rapportant que la porte-parole d’une entreprise qui déclarait réprimer l’utilisation des emails privés par ses employés reconnaissait qu’elle-même achetait ses vêtements en ligne depuis son lieu de travail.

Et si une étude avançait des pertes astronomiques subies par les entreprises en raison d’une utilisation du téléphone à des fins privées, que se passerait-il, poursuivait Salon, pour répondre aussitôt : rigoureusement rien.

C’est l’arrivée du mail et du Net qui a mis en branle une armée d’experts en efficacité et autres consultants, « semblant sortir tout droit des pages de Dilbert » et s’inspirant du taylorisme du début du XXe siècle. Appliqué aujourd’hui à l’univers bureautique, ce nouveau taylorisme a pour effet net « de faire du monde du travail un endroit plus lugubre et plus déshumanisant », assénait alors Salon.

Les médias, même conservateurs, sont aujourd’hui capables de discuter de cyber-loafing avec plus de recul et même avec de l’humour. Lucy Kellaway, chroniqueuse-vedette de la vie au bureau du Financial Times, s’est décrite cette semaine comme étant elle-même une accro invétérée du cyber-loafing. Alors qu’elle lisait l’étude d’Ugrin, le tweet d’un collègue la distrayait en lui signalant des noms de navires historiques surprenants voire obscènes. Piquée au vif, la voilà qui perdait une heure à se documenter en ligne sur ces noms ineffables, comme HMS Gay Viking, HMS Cockchafer ou HMS Grappler, puis à lire un CV d’une possible connaissance, pour enchaîner avec un potin insignifiant évoquant Kate Middleton et David Cameron. C’est sur Twitter qu’elle raconte être allée chercher de l’aide. La meilleure réponse lui est venue d’une femme qui lui a écrit : « Too late. #genie/bottle/out ». Soyons honnêtes : ce « problème » n’a, au fond, rien à voir avec Internet et tout avec la gestion de son temps de travail.

Jean Lasar
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