Port franc de Luxembourg

Trust / no trust

d'Lëtzebuerger Land vom 17.04.2015

« Le port franc de Luxembourg (...) est touché de plein fouet » (Mediapart du 11 avril) par le scandale mettant en cause son fondateur et financier Yves Bouvier dans une sombre histoire monégasque de marges sur des œuvres d’art vendues au milliardaire russe Dmitri Rybolovlev. Entre trente et quarante pour cent des espaces au Findel ne seraient pas encore loués, plusieurs clients potentiels s’étant désistés, selon le site d’information français, qui dédie une longue enquête à l’affaire et à ses multiples implications. À lire les accusations que se lancent Bouvier et Rybolovlev, on n’a pas envie de choisir son camp. Bouvier, homme d’affaires suisse quinquagénaire ayant repris la société de transport National Le Coultre de son père et construit les freeports de Genève, Singapour et Luxembourg, a vendu des œuvres d’art de grande valeur – 37 œuvres en tout, pour un total de deux milliards de francs suisses (1,9 milliard d’euros), selon Le Monde du 12 avril, dont des Da Vinci, Rothko, Modigliani – au quadragénaire Dmitri Rybolovlev, oligarque sulfureux, dont la fortune est estimée à huit milliards de dollars. Rien que ces chiffres donnent le tournis. Le reproche du Russe : Bouvier, qui ne devait faire que l’entremise entre un vendeur et son client et toucher pour cela deux pour cent de commission, se serait considéré plutôt comme un vendeur lui-même, et aurait, sans l’accord de son client, encaissé une commission de vingt à trente pour cent sur certaines ventes. Après avoir payé une caution de dix millions d’euros à Monaco, Yves Bouvier est libre depuis trois semaines et prépare sa défense.

Cette affaire entre grosses fortunes, entre un baratineur et un caïd, est intéressante pour plusieurs de ses implications. La première, bien sûr, concerne le Luxembourg. Lors de l’inauguration du « Le Freeport » (nom officiel), le 17 septembre 2014, le monde politico-économique n’avait que des éloges pour cet entrepreneur qui investit cinquante millions d’euros dans une structure devant contribuer à la diversification économique du pays en fondant notamment un « art cluster » de services en tous genres autour de ce stockage d’œuvres de grande valeur. Des œuvres qui, promit même son directeur David Arendt, allaient peut-être pouvoir être exposées dans les musées locaux. Déjà à l’époque, il était évident que ce discours-là n’était qu’un écran de fumée devant faire gober le projet au grand public. Car malgré tous les efforts de transparence affichés dans la communication du port franc, le concept même demande la discrétion la plus totale sur ce que cachent les coffres-forts hyper-sécurisés. En réalité, le Freeport n’est qu’une pierre à la politique actuelle d’attirer les ultra-riches au Luxembourg, ces Ultra High Net Worth Individuals qui doivent sauver le private banking post-secret bancaire. Et sur ce segment, il n’y a qu’une seule loi : celle du secret. La culture du secret que chérissaient tellement plusieurs gouvernements successifs était donc une qualité bienvenue. L’affaire Bouvier a rompu ce secret, et, soudain, on voit toutes les ficelles de ce marché opaque et assez peu ragoûtant qu’est devenu celui de l’art. Qu’Yves Bouvier annonce cette semaine qu’il se retire de la présidence du Freeport le temps de prouver son « innocence » est une pénitence un peu tardive pour rétablir la confiance.

La deuxième leçon intéressante de l’affaire Bouvier est, justement, la vue qu’elle donne sur le marché de l’art et ses dérives, un marché complètement dérégulé où le capitalisme le plus sauvage règne en maître. Des œuvres d’art, dont on pourrait considérer qu’elles devraient faire partie du patrimoine mondial, sont exfiltrées de l’accès public pour être réduites à des objets de pure spéculation. À l’heure où les musées voient leurs budgets d’acquisition fondre comme neige au soleil – et le Mudam en est l’exemple le plus caricatural, son budget d’acquisition ayant été simplement supprimé en hiver dernier –, des tableaux à plusieurs centaines de millions d’euros sont devenus inaccessibles pour les États. À l’heure où l’on crie au feu devant la destruction d’œuvres d’art par le fanatisme djihadiste de guerriers de l’État islamique, on devrait aussi mettre en garde contre ce vandalisme-là. Celui de soustraire des œuvres censées élever l’homme par leur beauté à son regard et de les laisser aux mains de financiers cupides.

josée hansen
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