En mer, pas de taxis, le titre que Roberto Saviano a donné à son dernier livre, paru dernièrement chez Gallimard, vaut pour tous les réfugiés, l’auteur l’a choisi en réponse à un homme politique italien et son image scandaleuse des navires humanitaires. « En mer, la gifle d’une vague suffit à retourner une embarcation. » Sur terre, les aléas ne sont pas moindres, on peut mourir d’épuisement, et les violences, faites cette fois-ci par les hommes, ne manquent pas. « Témoigner, ce n’est pas diffuser une information, mais apporter avec son corps la preuve de ce qu’on affirme. »
Les témoins, dans Traverses, le spectacle de Leyla Rabih et la compagnie Grenier Neuf donné l’autre soir à Neimënster, aussi sont-ils en premier les réfugiés eux-mêmes, qui ont fui le conflit syrien, une mort possible, une prison certaine où le peuple était retenu par le régime. Témoignent à leur suite Leyla Rabih et les deux autres acteurs, Philippe Journo et Elie Youssef, eux aussi issus des migrations, porteurs d’identités multiples. Ils sont là, parmi la trentaine de spectateurs (mais le terme convient mal), allant des uns aux autres, assis à d’autres moments à une petite table, et notre regard à tous de se porter sur des écrans répartis dans l’espace autour, montrant tantôt les interlocuteurs, tantôt une carte du bassin méditerranéen où se confondent les parcours. Pour les réfugiés eux-mêmes, le plus saisissant, c’est que nous ne voyons pas leurs visages, l’accent visuel est mis sur leurs mains, et elles sont parlantes, en disent long, c’est plus intime et plus commun en même temps, d’autant plus prenant.
Traverses est un spectacle, le lecteur l’aura déjà conclu lui-même, réduit au maximum, à l’essentiel. Et s’il nous plonge d’emblée dans la misère et l’horreur, avec le récit d’une famille de Damas – le père a été arrêté, torturé, plusieurs enfants dont un handicapé, partie en Turquie, puis en Grèce – l’arrière-fond est là pour mieux comprendre, l’histoire de l’Empire ottoman, les partages faits après la première guerre mondiale, les mandats et leurs frontières. De Syrie et de Haifa à Tunis, les acteurs eux-mêmes, leurs familles ont vécu telles tribulations, tels exils.
À écouter les migrants, on retient en premier le traumatisme de la guerre, une rupture, et ce qui s’avère sans doute le plus durable, une perte d’espoir, de volonté même. Un sentiment d’injustice s’étend, il en résulte de l’accusation, une demande de compensation qui s’adresse au monde entier. Le spectacle, en cela il devrait être vu et confronté aux mensonges trop facilement véhiculés, trop volontiers crus, rend compte, lui, de façon captivante, rien que par les paroles des uns et des autres, des changements dans le comportement des gens. Très concrètement, sur la carte du bassin méditerranéen, pour clarifier les idées, exercice des réfugiés d’abord qui devrait être suivi des autres, les acteurs inscrivent trois moments, trois étapes : 1. Prendre conscience, 2. Agir, 3. Renaître. Et les témoignages en sont exemplaires, comme avec telle opération à Athènes, où l’action a consisté à rouvrir un hôtel, dira-t-on le squatter, pour accueillir quelque quatre cents personnes. On refait surface, on reprend de la valeur, on partage, et l’on n’est pas dans le même imaginaire.
En musique, le scherzo vient s’insérer dans une pièce plus large, il est de caractère plus vif, pour détendre, pour égayer. Leyla Rabih, Philippe Journo et Elie Youssef auraient aimé le faire dans la plus pure tradition orientale, en offrant une tasse de café. Les circonstances et les masques des spectateurs s’y opposèrent, ils en ont profité tout seuls. De même, dans telle partie du spectacle, un peu à la façon des chaises musicales, ils passent de l’une à l’autre, s’interrogeant les uns les autres sur leur propre passé, on imagine que ça peut changer d’un soir à l’autre, la part d’improvisation prenant des fois le dessus.
À la fin de Traverses, sans rideau qui tombe bien sûr, s’il y eut un long moment de silence, gageons qu’il fut dû à l’émotion de tout ce qui avait été communiqué. À un trouble ressenti dans cette confrontation. Roberto Saviano a dédié son livre à Alessandro Leogrande, journaliste et auteur de La frontiera, décédé prématurément en novembre 2017 : « À la façon dont il a raconté le désespoir des migrants et à la route qu’il nous a indiquée, la seule possible : nous libérer des frontières, non seulement des frontières physiques, mais aussi de celles, encore plus imperméables, que nous traçons en nous. » Cela dit, Bachar el-Assad s’est fait réélire pour un quatrième mandat de sept ans en Syrie.