Sans doute n’y a-t-il pas de carte postale plus pittoresque à envoyer de Syrie – pour un tas de raisons exceptons les ruines antiques, les minarets et mosquées, les souks – que les norias de la ville de Hama ; le terme désigne de grandes roues (là sur l’Oronte) associées à un aqueduc pour puiser l’eau et irriguer et alimenter une ville. On les associe volontiers à de la lumière, et la roue mordrait l’ombre, la défierait. À Hama, où en est-on aujourd’hui, après des décennies de conflit, de combat ? Une autre roue est passée par là, la roue impitoyable de l’Histoire, broyant la cité et ses habitants.
La Syrie, au total, a payé un tribut terrible, les dix dernières années, au moins un demi-million de victimes, de morts, quelque quinze millions de réfugiés. À Hama, cela avait commencé très tôt, dès 1982, en gros avec des affrontements entre les Frères musulmans et les nationalistes du Baath de Hafez el-Assad. La ville fut assiégée, bombardée, le fils allait faire mieux, plus grand, après le printemps de 2011 et les manifestations pour plus de démocratie. Et Hama, étape entre Damas et Alep, connut encore en 2019 des heurts entre le régime et des groupes jihadistes.
Les roues tourneront-elles un jour en paix ? Des Syriens, des habitants de Hama, ne les verront plus en vrai, il restera les photographies, les souvenirs, à eux, à un certain moment, pour sauver leur vie, il n’est resté que l’exil, il fallait tourner le dos au pays. Destination Beyrouth d’abord, ensuite un long périple hasardeux, et en plus des aléas et des mésaventures du parcours, la mise en question permanente de la personne même. Autant de périls, de risques, c’est dans ce sens que la metteure en scène Leyla Rabih, directrice artistique du Grenier Neuf, a appelé le spectacle Traverses, donné hier, et une dernière fois ce soir, à Neimënster.
Du théâtre face à l’histoire contemporaine, face à ses événements les plus douloureux. Et la parole donnée à ceux qui en ont souffert et continuent à le faire, car il est des plaies qui mettent du temps à cicatriser, si jamais on arrive à dépasser le plus poignant. Pareil théâtre tient inévitablement de la catharsis, mais plus que du côté du spectateur, du moins en premier, si purification de l’âme il y a, pas des passions, mais de ce qu’elle a enduré, c’est du côté des réfugiés eux-mêmes dont il s’agit de faire naître la parole. Eux-mêmes, et les acteurs à leur suite, se font récitateurs, et Leyla Rabih et son équipe se sont faits recueilleurs, les deux notions remontent à Montaigne, qui n’est pas un mauvais repère en l’occurrence.
Traverses est une pièce documentaire, on rendra compte de la représentation, développée en résidence, faite donc de témoignages, de narrations, avec tels documents sonores et visuels. D’origine franco-syrienne, Leyla Rabih est bien sûr en terrain familier, les membres de son équipe non moins. Cela aide d’un côté à l’attention aux femmes, hommes et enfants dépaysés (au sens fort de chassés), à leur écoute, de l’autre à la mise en forme scénique qu’on est curieux à découvrir.
Une chose a frappé en particulier dès la description de Traverses. Dans le contact même de Leyla Rabih avec les communautés syriennes en exil : « d’une part, elles affichaient la volonté de s’ouvrir, d’autre part, elles remettaient en question tout ce qui les a définies auparavant ». Irait-on jusqu’à saluer une chance, une opportunité dans une liberté nouvellement acquise, l’occasion d’une émancipation ? Et la femme de théâtre de mettre en parallèle ce qui s’est passé jadis, notamment après la première guerre mondiale, un changement dans les personnes mêmes, une interrogation, interpellation profonde et soutenue des identités. Le prix à payer, trop souvent, s’avère fort, exagéré. Les norias sur l’Oronte étaient reconnues dès 1999 comme patrimoine mondial, il n’y a rien eu de semblable pour protéger les êtres humains. Et faire changer le regard sur les réfugiés, quels qu’ils soient.