« Je pense avoir provoqué plusieurs chocs chez les gens, pour qu’ils s’adaptent et recommencent », expliquait Wim Vandekeybus il y a dix ans dans une interview. Alors, s’il est vrai que le travail de Vandekeybus relève d’une forme d’urgence, infusée dans la catastrophe, Traces se montre dans l’ensemble plus tendre. Créé à Bruges en décembre 2019, pour le Festival Europalia Roumanie, et montré au Grand Théâtre dans le cadre de TablentLAB, la pièce explore l’animalité en chacun de nous, et la place que l’on accorde à la nature, en mettant à l’honneur une imagerie fantasmée de l’histoire du pays de référence.
Ce dernier spectacle du chorégraphe belge, émane en effet d’une catastrophe, un tragique accident de voiture, mais se poursuit dans une invitation à visiter une sorte de pays imaginé. On entre aisément dans la fable, peuplée de personnages proches de ceux du cinéma de Kusturica, voire adaptés de l’Obludarium des frères Forman. Là, face à dix danseurs exceptionnels, on élude vite toute cohérence narrative, pour s’émerveiller devant ce monde que seule la scène permet.
Fondateur en 1986 de Ultima Vez, une compagnie qu’il tient depuis ses 23 ans, l’artiste se fait l’instigateur d’une nouvelle vague de la danse contemporaine dans les années 90. Wim Vandekeybus est dès lors, un artiste qu’on dit « à voir ». Connu pour dessiner sur le plateau une danse brutale, dynamique, lacérant et cognant la scène par une intensité corporelle folle, Vandekeybus, dans son Traces revient justement sur les traces qu’il a laissé par son approche de la danse, et celles qu’on a laissé, nous, humains si proches des animaux. Au commencement, il y eut What the Body does not remember, 1987, ballet de briques de plâtre que les danseurs feront voltiger dans les airs. Dans Traces, un curieux clin d’œil vient s’incorporer chez l’un des personnages – peut-être le plus mystique – celle menant la meute de loups, trimbalant parfois avec elle, un contrepoids de scène, métaphore de ce qui pèse émotionnellement comme physiquement sur l’artiste, ou même le spectateur… On ne saura jamais, Vandekeybus trouvant plus d’âme à une idée spontanée qu’argumentée.
Et puis quand on porte son nom, on peut tout se permettre. Le chorégraphe n’a de cesse que d’inventer en permanence de nouveaux mouvements, et encore dans ce Traces, comme la danse des cerfs, ou celle un tantinet burlesque des ours. La danse de Vandekeybus est foncièrement esthétique, performative, corporelle, moins que littérale, bien qu’elle travaille avec la réalité pour dialoguer avec son public. Cette réalité qui dans ce dernier spectacle se matérialise sous les traits de dix danseurs, d’abord personnages d’un récit, puis corps à faire danser, bêtes, ou créatures fantasmagoriques. Des incarnations qui retracent les visions du maître flamand, inscrivant aussi en filigrane dans la partition une recherche autour de la nature humaine.
Faisant s’opposer dans un premier degré bougrement efficace, une route de goudron d’un noir profond, à une forêt roumaine, de pins élancés – en toile peinte en fond de scène –, Vandekeybus ne cache aucun mystère. Au contraire, c’est bien de cette dualité dont il s’agit, la nature prenant et perdant en boucle le dessus, les danseurs trouvant ou abandonnant périodiquement les restes d’animalité en eux.
Vandekeybus semble avoir été sidéré par la nature farouche de la Roumanie, faisant de son obsession une ligne de travail pour ses danseurs, ainsi guidés par des formes chorégraphiques du bestiaire de la forêt. Sur scène, une meute d’ours menée par une danseuse déesse – incroyablement incarnée par Maria Kolegova – s’oppose à un gang humain – tyrannisé par le grand danseur Borna Babbic –, dix danseurs qui se meuvent sur des compositions musicales nous aspirants dans la pièce.
Traces parle en fait d’une quête inconsciente qui s’impose viscéralement aux interprètes, pour faire exulter leurs passions profondes issues de leur bestialité. Ainsi certains incarnent des ours, tantôt abominables, capable d’arracher la vie à un corps, tantôt burlesques, lobotomisés comme ceux du cirque.
Et peut-être qu’en fait tout part de là, de ce sublime ridicule, faisant s’opposer un monde sauvage majestueux, quasi indomptable, à un autre dégueulassement goudronné, plein de pneumatiques, et d’hommes redessinant des routes effacées par la nature, ou crachant sur les animaux. En fait si rien n’est jamais certains chez Wim Vandekeybus, ce que l’on nous montre ici est en tout cas une gifle visuelle, une euphorie scénique, autant qu’une heureuse incompréhension narrative. Car si la morale du conte se dérobe à nous, les images teintent encore notre esprit.