Mardi après-midi, assis à la terrasse de l’auberge de jeunesse de Luxembourg, Karl écrit des cartes postales. Ce jeune allemand effectue un tour d’Europe en train. Luxembourg est sa dernière étape avant de rentrer chez lui, près de Mayence. « Presque dans toutes les villes, j’ai dormi dans des auberges de jeunesse. C’est moins cher que les hôtels, mais surtout, ça me permet de rencontrer du monde alors que je voyage seul. » En une phrase, l’étudiant a résumé la philosophie qui guide le réseau des auberges de jeunesse depuis plus de cent ans : « Faciliter la rencontre des jeunes de tous les pays sans distinction d’origine, de nationalité, de sexe, de religion ou d’opinion politique et de développer ainsi une meilleure compréhension des autres, tant dans leur pays qu'à l'étranger ».
L’acte de naissance du mouvement des auberges de jeunesse internationales en 1909 se lit comme un conte. Cette année-là, l’instituteur allemand Richard Schirrmann a été surpris par un violent orage lors d'une randonnée de plusieurs jours avec sa classe. Personne ne voulait accueillir les jeunes trempés jusqu’aux os. Le groupe a finalement trouvé refuge dans une école vide. L’enseignant décide alors de mettre en place un réseau de lieux où les jeunes pourraient passer la nuit en toute sécurité lors de leurs excursions, notamment dans les salles de classe inutilisées pendant les vacances.
En 1912, Schirrmann crée la première auberge de jeunesse dans sa propre école à Altena, en Westphalie. Peu après, celle-ci est remplacée par une auberge permanente dans le château médiéval de la même ville. C’est le début d’un réseau qui va se développer en Allemagne, puis dans le reste de l’Europe et du monde. Aujourd’hui, la fédération internationale regroupe plus de 2 600 auberges de jeunesse dans 57 pays et compte 2,8 millions de membres.
Le Luxembourg a suivi le mouvement avec l’ouverture d’une première auberge de 34 lits dans une villa inhabitée de l’aciérie de Steinfort en 1933. Remich, Clervaux et Mersch ont grossi les rangs, puis, en 1935, la capitale ouvrait la sienne dans un bâtiment municipal, celui du stade de Luxembourg.
Depuis ses débuts, la philosophie du mouvement des auberges de jeunesse était de promouvoir la vie en communauté, la découverte du monde, l’ouverture d’esprit, le respect de la nature et la tolérance, notamment auprès de jeunes défavorisés qui avaient peu de moyens pour voyager. Des valeurs qui ont séduit le jeune économiste qu’était Carlo Hemmer (le fondateur du Lëtzebuerger Land en 1954) : il crée la Ligue des auberges de jeunesse luxembourgeoises en 1934 et pousse à son adhésion à l’International Youth Hostel Federation (aujourd’hui appelée Hostelling International).
Après la Guerre, des anciennes auberges détruits sont reconstruites ou réhabilitées. En 1946, le réseau luxembourgeois comprend six infrastructures : Ettelbrück, Luxembourg-Pfaffenthal, Neumühle, Rodange, Wiltz. Les 148 lits totalisent 10 000 nuitées cette année-là, le début de l’âge d’or. Dans les années cinquante, de nouvelles ouvertures ont lieu à Bourglinster, à Beaufort et à Bettborn. « Carlo Hemmer convainc l’État d’acheter le château de Hollenfels et de le laisser aux auberges de jeunesse pour un loyer symbolique », lit-on dans un historique sur le site youthhostel.lu. L’État offre aussi un terrain à Lultzhausen au bord du lac de la Haute Sûre quand l'auberge de Neumühle disparaît à cause du barrage. Au milieu des années 1970, le cap des 100 000 nuitées est franchie. Ce nombre de nuitées restera à peu près stable, malgré plusieurs fermetures de sites dans les années 1980 (Clervaux en 1981, Rodange en 1982). 130 000 nuitées sont atteintes en 1993, une année record avant de connaître une période de vaches maigres et de remise en question.
À l’orée du 21e siècle, le tourisme a évolué : les vols low cost apparaissent et rendent accessibles des destinations où l’hôtellerie est bon marché, les exigences de confort de la clientèle s’en trouvent renforcées. Les voyageurs ne veulent plus des grands dortoirs et des douches communes. Ils ne s’embarrassent plus de leur linge de lit, demandent plus de services, des horaires flexibles, des repas plus équilibrés. Parallèlement, la législation en matière de sécurité dans les structures d'accueil pour jeunes est renforcée, ce qui demande des rénovations profondes. « Presque sans s’en apercevoir, le mouvement a glissé dans une grave crise. Les réserves financières des bonnes années avaient été négligées et la baisse du nombre de nuitées a contribué à voir l'atmosphère au sein de l'association se détériorer », dévoile l’historique de l’association. Une nouvelle équipe arrive à la tête de l’asbl en 1996 « lors d'une assemblée générale turbulente ». Elle négocie avec les propriétaires respectifs des auberges (État ou communes) pour financer les rénovations nécessaires. Misant sur la professionnalisation de la structure, elle développe des formations du personnel et introduit des normes de qualité. La promotion des programmes d’activités et la réservation en ligne ont aussi été lancés au gré des avancées technologiques.
« Les auberges de jeunesse sont passées de l’ère des parents aubergistes et des grands dortoirs à des établissements de services modernes, tout en conservant leur mission caritative et éducative », constate Peter Hengel, face au Land. Depuis 2019, il dirige l’asbl Auberges de jeunesse luxembourgeoises, après cinq années passées à la tête de celle de Luxembourg-ville. Cette évolution se lit dans les chiffres. En 2024, les 1 100 lits des huit établissements en activité ont enregistré 161 748 nuitées, soit une augmentation de 4,7 pour cent par rapport à 2023 et un niveau record qui dépasse les chiffres d’avant Covid. Les auberges de jeunesse ne représentent que 8,5 pour cent de l’ensemble des nuitées du pays (hors camping).
« On atteint un plafond, pour progresser, il faut plus de lits », explique le directeur. Il se réjouit notamment du lancement prochain des travaux à Ettelbruck (« ville natale de Carlo Hemmer », s’empresse-t-il de préciser) où une auberge flambant neuve de 120 lits verra le jour au-dessus de la nouvelle gare, « d’ici à 2028 ou 2030 ». À Vianden, les travaux sont en cours pour transformer le cloître des Trinitaires et doubler la capacité. À Hollenfels, l’auberge de jeunesse est en rénovation avec l’aide du centre écologique du Service national de la Jeunesse. Et à Luxembourg-ville, une annexe en construction dans le parc Odendahl ajoutera 55 lits, tout près du bâtiment actuel. Le directeur note aussi que l’évolution positive de la fréquentation et la professionnalisation des structures ont permis à l’association d’augmenter son effectif pour atteindre 300 employés (dont la moitié dans les six maisons relais gérées par l’asbl). Pour l’année 2024, l’association affiche 13,4 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les frais de personnel représentent 6,5 millions.
La fréquentation ne reflète plus tout à fait la mission initiale qui visait les jeunes, le public s’étant considérablement diversifié (depuis le début des années 1990, la limite d’âge de 26 ans a été abolie). Les jeunes voyageurs individuels (moins de trente ans) représentent un petit quart (23 pour cent) des visiteurs, à peine plus que les individuels plus âgés (21 pour cent). Les voyages collectifs comme les classes de tous âges, les associations de loisirs (colonies, scouts, randonneurs), les groupes de sport ou de musique, les séminaires de formation pèsent pour 46 pour cent des séjours. Restent à peine neuf pour cent de familles et un pour cent de personnes logées par les services sociaux.
La présence de nombreux groupes, notamment scolaires, explique que les Luxembourgeois sont les premiers clients des auberges, avec 28 pour cent des nuitées. L’année dernière, le nombre d’Allemands (seize pour cent) a dépassé celui des Belges (treize pour cent). La stratégie de communication, notamment lors de la foire de tourisme à Berlin porte donc ses fruits. Les voyageurs extra-européens sont moins bien représentés, mais sont en augmentation régulière, notamment les Indiens et les Chinois. Exemple avec Hua, la cinquantaine sportive, qui passe deux nuits à Luxembourg pour « visiter les châteaux ». Partager sa chambre avec deux inconnues ne la dérange pas : « Tout le monde est calme et respectueux ».
Sans surprise, l’auberge de la capitale, située au Pfaffenthal concentre 41 pour cent des nuitées. La plus grande du pays, avec 249 lits connaît aussi moins de variation saisonnière que les autres. Cependant la durée moyenne de séjour est à peu près la même partout, tout juste en dessous de deux jours, sauf à Esch où elle monte à 2,2 jours. L’association a volontairement restreint les longs séjours pour éviter que des personnes en recherche de logement y passent plusieurs mois. « Après sept jours, il faut une pause d’au moins une nuit et la limite est de trente nuitées par an. Nous devons rester un hébergement pour touristes », détaille Peter Hengel.
Généralement, les chambres peuvent accueillir quatre à six personnes, « selon la disponibilité, les clients peuvent faire la demande d’y dormir seulement à deux, moyennant un supplément ». Selon l’âge et la taille des bâtiments, les sanitaires ne sont pas toujours dans les chambres, même si la demande est de plus en plus fréquente. Le directeur avertit : « L’aménagement des chambres est le même depuis toujours : lits, tables, armoires qui ferment à clé. Mais pas de télévision ou de mini-bar. L’auberge est un lieu de rencontre avec des salles communes et des activités. » À Luxembourg, les visiteurs disposent d’un beau salon avec grand écran, billard et baby-foot. Au restaurant, une table sociale est réservée « avec des jeux de société et sans portable ». On n’est plus à l’époque où tout le monde chantait Kumbaya autour d’une guitare, mais la sauce prend certains soirs. « Ce mélange de publics fait le sel de nos auberges », s’enthousiasme le directeur. Il n’aime rien tant que de voir des personnes âgées de l’hospice voisin deviser avec une jeune maman autour d’un café. Le restaurant Melting Pot, ouvert à tous, illustre cette convivialité : pour 16 euros le repas complet, nombre de travailleurs du quartier en ont fait leur cantine.
À l’heure où les guides de voyage et les sites d’hébergement vantent « l’expérience », les auberges de jeunesse affichent bien des atouts, d’autant que leurs prix restent très contenus et sont stables toute l’année. À Luxembourg, la nuit démarre à 32 euros pour les membres. Avec les suppléments pour une occupation seul et une salle de bain, la chambre revient à 60 euros pour les non-membres. Cela reste très en dessous des hôtels classiques. De plus en plus la réservation des chambres s’effectue en ligne sur les plateformes internationales. Booking.com fournit pas moins de 28 000 nuitées, plus que le site local youthhostels.lu (autour de 20 000). Plus ciblé, hostelworld.com génère tout de même plus de 10 000 nuitées. « On ne peut pas se passer de ces sites », reconnaît le directeur.
La formule d’hébergement collectif séduit aussi les investisseurs hôteliers. Depuis une quinzaine d’années, les auberges de jeunesse, associatives et non lucratives, affrontent la concurrence d’acteurs privés et de leurs « hostels ». Ces établissements modernes et branchés proposent à la fois des dortoirs et chambres individuelles, le tout dans un décor design, avec bars, restaurants et animations (concerts, DJ sets...). Dans les grandes villes européennes, les enseignes The People (dans le giron du fonds d'investissement Eurazeo), Jo&Joe (une marque du groupe Accor), Generator ou Central se multiplient.
Le Luxembourg est encore épargné par le phénomène, mais Peter Hengel prêche pour sa chapelle : « Les auberges membres de Hostelling International garantissent des standards et des règles de conduites comme l’attention à l’environnement ou le respect de la diversité. Les normes de qualité sont régulièrement contrôlées. » Pour garder leur attrait, les auberges luxembourgeoises affûtent leur offre : Activités sportives (mur d’escalade, tir à l’arc, kayak, paddle), animations de groupes ou organisation d’anniversaires. « Nous misons sur l’innovation tout en ne perdant pas de vue notre mission de favoriser les rencontres entre cultures et générations », conclut le directeur.