Après les révélations sur le rôle néfaste qu’a joué Facebook dans les élections américaines, le référendum sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne et sans doute d’autres faits politiques majeurs de ces dernières années, après la piteuse performance de son patron devant les sénateurs américains cette semaine, comment se présente l’avenir du réseau social ? Telle une espèce invasive, forte de ses 2,1 milliards d’utilisateurs, de sa capitalisation boursière de 165 milliards de dollars, de la place qu’elle a conquise au cœur de la sphère privée de ses utilisateurs et des stratégies de marketing qu’une multitude de firmes ont construites autour, l’entreprise fondée et présidée par Mark Zuckerberg reste incontournable. Pour faire état auprès de leurs électeurs de leurs efforts pour mettre « Zuck » sur le grill, les sénateurs Kamala Harris et Richard Blumenthal les ont invités à suivre la séance des questions et réponses sur leur canal vidéo diffusé en direct … sur Facebook.
Il est tentant de claironner aujourd’hui, pour un citoyen désireux de protester contre l’incontestable dérive vers un « capitalisme de la surveillance » qu’a favorisée Facebook, de lui tourner le dos et fermer son compte, mais est-ce bien réaliste d’envisager un tel mouvement à grande échelle ? Les internautes sont-ils réellement prêts à se priver de leur fil d’actualité qui vient meubler les moindres recoins de leur vie quotidienne et leur fournir ces mini-rations de dopamine dont ils sont devenus dépendants ? Des liens réguliers avec la famille lointaine ? Des groupes autour desquels, pour certains d’entre eux, s’articulent une partie significative de leur vie sociale ? Des papotages et autres étalages narcissiques sur Messenger, WhatsApp ou Instagram ?
On ne se débarrasse pas d’une espèce invasive en le décrétant. Certes, les gouvernements seraient bien inspirés de mettre Facebook au pas, et, ce faisant, de veiller à ce que le dispositif réglementaire qu’ils mettront en place à cette fin ne fasse pas en sorte que Facebook assoie définitivement sa place dominante en empêchant l’arrivée de nouveaux entrants. Mais c’est aussi aux internautes d’opter pour des formes de socialisation en ligne qui leur garantissent de ne pas être à nouveau les dindons de la farce.
Des alternatives à Facebook existent, mais la plupart ne couvrent qu’un aspect de ses différents services. Twitter, malgré ses défauts, peut remplacer avantageusement le fil d’actualité, Signal, Telegram ou Slack, parmi d’autres, les messageries ou les groupes ou plateformes d’événements. Pour chaque prestation de Facebook, on peut citer des challengers avides de prendre sa place. Mais ce n’est pas la bonne réponse. Il faut commencer par la constatation que ce n’est pas une autre compagnie, ou un groupe d’autres compagnies, qui doit prendre la place de Facebook, mais plutôt un protocole open source évolutif qui permette à chacun de modeler sur le Net les liens sociaux tels qu’il entend les tisser. À l’avenir, ce sont les utilisateurs d’un réseau social qui devront se l’approprier et le faire fonctionner si l’on veut s’assurer que la vie démocratique de nos pays ne dépende plus d’obscures conditions d’utilisation évoluant dans la plus grande opacité et au gré de considérations commerciales. Si les internautes veulent continuer d’interagir en ligne tout en étant des citoyens responsables, ils devront faire en sorte que leurs réseaux sociaux soient conçus de manière décentralisée et distribuée. Ils devront aussi s’assurer que leur exploitation commerciale ne puisse pas être captée par des intérêts monopolistes. Après la mésaventure de Facebook, cela représente certes un effort d’autorégulation que certains ne seront pas prêts à assumer. Et s’il existe des ébauches de tels protocoles, il faut bien reconnaître qu’aucun d’entre eux n’est prêt à s’imposer. Mais le jeu en vaut la chandelle, et le moment est idéal pour une telle prise de conscience.