Théâtre

« Était-ce un rêve ? »

d'Lëtzebuerger Land vom 01.02.2019

Le Carreau de Forbach tient fermement son statut de Scène nationale en proposant des spectacles des plus incroyables de la région et une bonne pièce, comme Scala de Yoann Bourgeois, vaut largement une heure de route. Formé à l’École nationale supérieure des arts du cirque, Yoann Bourgeois est acrobate et danseur et revêt avec cohérence, dans la plupart de ses spectacles, les casquettes de metteur en scène, chorégraphe et scénographe. Sa ligne artistique et technique se concentre d’abord sur le corps en suspension, comme exempts de poids, forçant à la légèreté et défiant la gravité. Mais ses pièces et performances trouvent une résonance bien plus poétique, ouvrant des portes vers des mondes oniriques où la réalité est soit transfigurée, soit a disparu.

Scala a été créé pour la renaissance de la célèbre salle parisienne du Boulevard de Strasbourg : La Scala. Affichant des ambitions d’art et de création, il paraissait logique d’y trouver à son inauguration la vision neuve et inventive de ce chorégraphe contemporain d’un autre genre qu’est Yoann Bourgeois.

Scala est d’abord une œuvre scénographique, un décor imposant dans lequel sont associés les domaines de l’architecture, des arts visuels et du théâtre. Un lieu de vie pour les danseurs qui prend d’ailleurs vie de par leurs interventions. L’espace est ainsi conçu dans un souci esthétique flagrant mais aussi pour des impératifs techniques, c’est « le spectacle d’une structure », explique Yoann Bourgeois. Il s’agit d’utiliser, comme le précise le chorégraphe, « la mécanique classique du théâtre », de retrouver la force visuelle de la machinerie du spectacle vivant, comme les trappes, les pont motorisés, l’utilisation des cintres – éléments techniques suspendus au-dessus des comédiens –, tout ce qui donne au théâtre une matière d’invention.

Yoann Bourgeois glisse ensuite, dans cette scénographie, son œuvre à lui, prenant à bras le corps ce tangible théâtral. Au centre, un immense escalier qui ne mène visiblement nulle part. Pourtant si, sans jouer sur les mots, cet escalier emmène les protagonistes finalement très loin. En déclinant une verticalité à l’espace, l’escalier induit une autre dimension de jeu pour les danseurs. C’est autour de cet escalier, cerné de trampolines, que se situe ce travail de suspension et ce délassement gravitationnel.

Visuellement c’est autour de la mécanique des objets et des machines que Yoann Bourgeois concentre ses questions autant que ses réponses. Une dynamique de déconstruction et reconstruction à l’infini apposée à tous les objets présents sur scène. Au milieu des hommes et des femmes subissent avec grâce les transformations du décor. Ils sont mis en relation avec des phénomènes qui dépassent la réalité. Scala trouve son originalité dans cette toute puissance de la scénographie, des accessoires et des costumes qui livrent avec simplicité, par l’action du corps en mouvement face à ces « objets », un récit poétique trippant.

Dans Scala, rien n’est superflu, tout est utile, utilisé et pourtant, tout reste intact, comme si chaque empreinte laissée par les danseurs s’effaçait instantanément. D’ailleurs, difficile de dire ce que les danseurs cherchent ou dans quelle direction ils veulent aller. Dans leur périple, trois espaces distincts s’offrent à eux, les faisant danser dans le réel, l’imaginaire et le théâtre à proprement dit.

Il y a une quête, clairement, mais c’est un principe de non-narration qui domine tout dans ce spectacle. Le fil est pourtant tout à fait clair, relatif à une critique de la routine. Et c’est justement la beauté du geste qui se répète, qui fait sens ici. Le temps ne se situe plus entre le passé et le futur, borné à une linéarité, il devient cyclique. Tout recommence sans cesse avec une précision chirurgicale, des mouvements exécutés comme si on rembobinait une cassette. Le propos est ainsi beaucoup plus large qu’il n’y paraît : il y a la marque du temps qui passe à chaque pas, la poésie du langage du corps, le parallèle entre théâtralité et réalité… Tout cela regroupé dans un ensemble de délires et d’images échappées d’un rêve, celui de Bourgeois.

Écrit comme on fait de la musique, avec une cadence et une ligne directrice très bien menée, Scala est un spectacle de tableaux qui pourraient trôner dans les plus grands musées de notre temps. À la fois fragile et brutal, le spectacle nous fait voyager à grande vitesse dans l’espace, le temps et la psyché. On a tendance à oublier que le cirque contemporain est un art majeur du spectacle, celui de Yoann Bourgeois brise les présupposés, prouvant que cet art a de beaux jours devant lui.

Scala ; conception, mise en scène et scénographie de Yoann Bourgeois, assisté de Yurie Tsugawa, était joué au Carreau de Forbach le 22 janvier et continue sa tournée ; toutes les dates ici : compagniedespetitesheures.com/spectacles/scala/

Godefroy Gordet
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