Le terme Migrationswende (tournant migratoire) est une création lexicale de l’actuel chancelier Friedrich Merz (CDU) et de son ministre de l’Intérieur Alexander Dobrindt (CSU). Ce tournant signale clairement que le nouveau gouvernement allemand a mis fin à la « culture de l’accueil » chère à Angela Merkel (de la même CDU). L’expression n’a pas fait son entrée dans le dictionnaire luxembourgeois mais l’idée politique poursuit son chemin auprès du gouvernement Frieden-Bettel.
Ainsi, dans une réponse à une question parlementaire des socialistes Liz Bras et Franz Fayot, le ministre des Affaires intérieures, Léon Gloden (CSV), explique que le gouvernement est favorable aux propositions de la Commission européenne qui autoriseraient le renvoi d’un demandeur d’asile vers un « pays tiers sûr » avec lequel il n’a aucun lien direct. Il considère aussi les centres d’accueil hors des frontières de l’UE pour les demandeurs d’asile déboutés comme « une option pertinente ». Ces deux propositions doivent « permettre d’accélérer les procédures d’asile et de réduire la pression sur les systèmes nationaux », selon les mots du ministre. Il estime que « le cadre actuellement en vigueur ne répond plus de manière adéquate aux défis actuels, rendant une réforme nécessaire. »
Le ministre Gloden abonde ainsi dans le sens de la droite conservatrice et radicale, dominante au Parlement européen et présente dans de nombreux gouvernements parmi les États membres. Le PPE, première force politique en Europe, appuie pour imposer son agenda anti-immigration et se rapproche des positions de l’extrême droite. Ursula von der Leyen et la Commission se sont alignées sur cette nouvelle voie. Actuellement, moins de vingt pour cent des décisions d’expulsion sont suivies d’effet au sein de l’UE. Bruxelles veut explorer « de nouvelles solutions » pour les accélérer. Après le Pacte sur la migration et l’asile de 2024, les nouvelles propositions durcissent la politique européenne en la matière.
La révision de la Directive « Retour » permettrait aux États membres de créer des « hubs retour » dans des pays tiers dits « sûrs » pour y transférer les personnes en voie d’expulsion. Le monde associatif rejette ce projet, craignant que les droits humains ne soient pas respectés dans ces centres. Leur administration et leur financement sont aussi sujets à discussion. Léon Gloden voit cette proposition d’un bon œil pour « rendre les procédures de retour plus rapides, simples et efficaces ». Sa position va à l’encontre de celle défendue par Jean Asselborn (LSAP), son prédécesseur sur le ressort de l’immigration. Il s’était opposé à toute externalisation du droit d’asile dans des pays tiers. « Il est crucial que le critère de connexion obligatoire dans le cadre du concept de pays tiers sûr soit maintenu », avait-il déclaré en octobre 2023.
Mais la réponse de Léon Gloden est aussi en désaccord avec ce que Luc Frieden a exprimé en octobre dernier encore. Le Premier ministre s’était déclaré « très sceptique » à l’égard de ces centres situés en dehors de l’UE dans lesquels les personnes déboutées attendent leur retour forcé. Devant les députés, il avait estimé que cette solution n’est « pas viable à long terme ». Il préférait développer la coopération avec les pays d’origine des demandeurs. La semaine dernière, au micro de Radio 100,7, la députée Liz Braz soulignait ce changement de position du CSV : « Dat ass e Modell, dat net akzeptabel ass. Ech sinn iwwerrascht dass dat elo esou séier ëmgeschloen ass. »
En répondant au Land, les services du ministère des Affaires intérieures ne voient ni un revirement, ni une incompatibilité. « Il s’agit de différents concepts qui ne sont pas interchangeables », écrivent-ils. Leur réponse pointe la différence entre le modèle dit « rwandais » ou « albanais » où sont transférés les demandeurs en attente de réponse et le projet de centres « destinés à accueillir exclusivement des personnes en séjour irrégulier, ayant épuisé toutes les voies de recours judiciaires possibles et refusant un retour volontaire vers leur pays d’origine. »
La redéfinition de la notion de « pays tiers sûr » suscite également de vives critiques de la part des organisations qui aident les réfugiés. Jusqu’à présent, pour expulser les demandeurs déboutés vers un pays tiers, les autorités chargées de l’asile devaient démontrer l’existence d’un lien entre le demandeur et ce pays (son pays d’origine, lieu où vit sa famille ou où il a travaillé...). Désormais, le simple transit du demandeur d’asile dans un pays avant son entrée dans l’UE pourra suffire à justifier son expulsion vers ce pays. C’était une demande de l’Italie, qui souhaite renvoyer en Tunisie nombre d’arrivants sur ses côtes. Les États membres pourront également négocier un arrangement avec un pays jugé sûr, sans établir la preuve d’un lien préalable. En s’appuyant sur cette notion, « les États membres pourront considérer une demande d’asile comme irrecevable lorsque les demandeurs pourraient bénéficier d’une protection effective dans un pays tiers considéré comme sûr pour eux », indique la Commission. Elle assure qu’elle contrôlera les accords passés entre les États membres et ces pays tiers. Pour être considérés comme « sûrs », ces pays devront remplir un « certain nombre de conditions, des garanties juridiques pour les demandeurs d’asile et l’assurance du respect des droits fondamentaux ».
Le centre et la gauche de l’hémicycle européen, tout comme un grand nombre d’associations dénoncent : « Baladés d’un pays à l’autre, les migrants se trouveront en situation de vulnérabilité, voire de maltraitance », écrit par exemple Amnesty International. La liste actuelle des « pays sûrs » (le Kosovo, le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, l’Inde, le Bangladesh et la Colombie) est aussi sujette à caution. L’association belge CNCD (Centre national de coopération au développement) note par exemple : « En Égypte, la répression politique et les refoulements de migrants, en particulier originaires du Soudan, sont pratiqués de manière systématique ». Ou « En Tunisie, les discours racistes d’État et les violences à l’égard des personnes d’origine subsaharienne, parfois abandonnées en plein désert, sont récurrents ».
Selon le ministère des Affaires intérieures, « pour s’assurer que le pays tiers respecte les droits fondamentaux et le droit international, une évaluation approfondie est menée à partir d’un éventail de sources d’informations provenant notamment des États membres, de l’Agence pour l’Asile, du Service européen pour l’action extérieure, du Haut-Commissariat pour les réfugiés et d’autres organisations internationales concernées. » Cependant, cette approche néglige l’analyse de fond des situations individuelles et multiplie les risques de refoulements en chaine. « Elle transforme la protection de l’asile en un jeu macabre de chaises musicales, où la responsabilité est constamment renvoyée à un tiers sans jamais être réellement assumée », martèle le CNCD.
Amnesty International n’est pas plus tendre : « Au lieu de dépenser du temps et des ressources à se décharger de ses responsabilités sur d’autres pays, l’UE devrait investir dans ses propres systèmes d’asile et permettre aux demandeurs d’asile de commencer à reconstruire leur vie. »
En faisant valoir que le Grand-Duché a doublé ses capacités d’accueil entre 2015 et 2024, les services de Léon Gloden mettent en évidence la saturation du système. « Avec 8 000 lits et un taux d’occupation de 98 pour cent, on mesure la nécessité d’une gestion efficace des flux migratoires et l’importance de la lutte contre la migration irrégulière. »
La proposition de la Commission européenne est actuellement discutée au sein du groupe de travail « Asile », une instance préparatoire du Conseil. L’actuelle présidence danoise a annoncé qu’elle souhaitait faire avancer ce dossier durant les six mois de son mandat. Le Parlement européen devra se prononcer et les États membres entériner les décisions. En attendant, le gouvernement luxembourgeois « a comme ambition de continuer à offrir une protection à ceux qui en ont besoin, tout en accélérant les procédures de retour pour les personnes déboutées et en séjour irrégulier », confirme le ministère. « Il n’est pas prévu, à ce stade, de conclure un accord ou un arrangement avec un pays tiers en vue d’externaliser la procédure d’asile », répond Léon Gloden aux députés. « Ça veut dire que ce n’est pas exclu », rétorque Liz Braz. La bataille n’est pas qu’idéologique, elle est aussi sémantique.