Les communes doivent rester maîtres sur leurs territoires. C’est, en substance, la position que défend la bourgmestre de Luxembourg Lydie Polfer (DP), en évoquant le projet de loi visant à créer la base légale du premier Registre national des bâtiments et bâtisses du pays (RNBL). Le ministère des Affaires intérieures, en charge du dossier, explique que « la création du RNBL répond à une nécessité transversale dans les domaines statistiques, scientifiques, administratifs, fiscaux et pour la planification. »
Pilier de la future fiscalité foncière, le RNBL est important pour le gouvernement car il formera le socle juridique de l’impôt national sur la non-occupation de logements (INOL). Lydie Polfer s’oppose donc frontalement à un projet porté par le ministre du Logement Claude Meisch (DP, comme elle), conjointement avec son homologue des Affaires intérieures, Léon Gloden (CSV). Elle renie ainsi les accords de la coalition CSV-DP, pourtant les mêmes couleurs que son équipe à l’Hôtel de Ville. « Nous n’avons pas besoin d’un registre national des logements vides, mais d’une définition précise de ce qu’est un logement vide. Si les choses étaient plus claires, nous pourrions mettre cette taxe en place nous-même. » Soit sans l’État, cqfd.
Pour la bourgmestre de Luxembourg, établir le RNBL s’apparenterait, au choix, à des « des travaux d’Hercule » ou au « mythe de Sisyphe ». Elle met en avant « le grand nombre de fonctionnaires qu’il faudra embaucher pour faire le tour des 22 296 adresses recensées dans la capitale, un coût très élevé qui ne permettra pas de créer un seul logement. Méi, a méi séier bauen reste pourtant la priorité, non ? »
Lydie Polfer n’a pas tort, sa Ville se trouve effectivement devant une montagne. Mais c’est aussi un peu de sa faute. Certes, elle tient un registre des adresses, mais la capitale n’a jamais produit de base de données complète concernant les logements. Une adresse comptant souvent plusieurs logements. Les autres communes du pays utilisent pour cela un logiciel développé par le SIGI, mais Luxembourg étant la seule à ne pas faire partie du syndicat intercommunal, elle travaille avec ses propres interfaces. Certaines villes, notamment dans le Sud, disposent déjà de listes pratiquement à jour.
Lydie Polfer reconnait implicitement ce manque en expliquant que « les 22 296 adresses ne sont pas toutes des logements, ce sont aussi des commerces, des bureaux… À titre de comparaison, nous n’avons que 19 650 compteurs d’eau. » Si le RNBL est créé, la tâche de tout recenser et enregistrer sera immense. « Vous vous rendez compte que pour remplir le RNBL, il faudra aller dans chaque maison pour vérifier la situation avant de donner à chaque logement son numéro national ? » La bourgmestre s’inquiète notamment des bâtiments construits avant 1988, date à partir de laquelle l’établissement d’un cadastre vertical est devenu obligatoire. « Nous n’aurons pas tous les documents d’origine pour les anciens bâtiments. En plus, ces immeubles ont souvent été rénovés, voire transformés, ce qui a nécessité de nouvelles autorisations de construire. Il faudra encore implémenter tout cet historique dans le RNBL. »
Si elle assure pouvoir donner précisément le nombre d’appartements qui ont fait l’objet d’une autorisation de construire par la commune, beaucoup de spécialistes ne sont pas aussi confiants. Principalement parce que ces autorisations visées par la Ville ne livrent qu’une vue partielle du flux, et pas du stock. Dans le dernier épisode du podcast de RTL, sorti la semaine dernière, « La bulle immo », Antoine Paccoud, coordinateur de l’Observatoire de l’habitat (une joint-venture entre le Liser et le ministère du Logement) doutait : « Combien de logements a-t-on à Luxembourg-Ville, je pense que personne n’est capable de le dire aujourd’hui ». Il exposait le cas des maisons de rapport (des résidences appartenant à un seul propriétaire) qui sont considérées comme une seule adresse.
Il se déclare chez la bourgmestre
Cette sous-estimation s’ajoute à d’autres approximations qui concernent le comptage de la population. C’est logique, si l’on ne connait pas exactement le nombre de logements, il paraît difficile de savoir combien de personnes y vivent. D’autant que seuls 59 pour cent des habitants de la capitale ont répondu au questionnaire du dernier recensement (74 pour cent pour l’ensemble du pays), ce qui représente un risque de biais considérable.
Le contexte, il est vrai, n’est pas simple. La Ville est la porte d’entrée d’une bonne partie des expatriés qui viennent s’enregistrer ici pour la première fois. Si, plus tard, ils déménagent dans une autre commune luxembourgeoise, ils seront automatiquement désinscrits, mais ce mécanisme n’existe pas s’ils quittent le Grand-Duché. Ils restent alors inscrits sur les listes de la capitale. Le rapport de l’Observatoire social de la Ville de Luxembourg (2022) souligne à quel point la population est mobile et volatile. Lydie Polfer illustre : « Dix pour cent de la population change chaque année. »
Beaucoup de nouveaux arrivants restent peu de temps, ce qui explique le net accroissement de l’offre de chambres meublées et de colocations. La procédure judiciaire lancée en 2020 par l’Administration des contributions directes contre Carole Caspari, fondatrice d’Altea Group, avait été un révélateur. Cette société, via le site furnished.lu, s’est fait une spécialité de la location de chambres meublées. Elle en gère environ un millier. Le Land avait révélé en 2016 que la Business Woman 2015 (prix décerné par la BIL et PWC) détenait en son nom propre un grand nombre de chambres (98 en 2020). Une activité que le Tribunal administratif avait estimée commerciale, et pas une simple gestion de patrimoine privé.
Toujours à la mode, le coliving séduit aussi la Ville qui a acheté en vente à l’état futur achèvement (Vefa) une résidence à Dommeldange avec 25 appartements et 92 chambres destinés à ce mode locatif. « Nous sommes déjà en contact avec des institutions à proximité qui aimeraient proposer une telle offre aux personnes qui les fréquentent », relève la députée-maire.
Ces types d’hébergements, moins chers que les locations classiques, sont typiquement destinés aux courtes durées. Un turn-over qui complique la traçabilité administrative. Ce flou se traduit de manière explicite dans les chiffres de la population apportés par la Ville et par le Statec. Jusqu’à une période récente, il n’était pas rare de constater des écarts de plusieurs milliers de personnes pour la même année. Deux exemples : en 2010, la Ville donne le chiffre de 93 865 habitants et le Statec 90 848, tandis qu’en 2018, la Ville indique 119 214 habitants et le Statec 116 323. François Peltier, responsable de l’unité Population et Logement du Statec explique au Land que, jusqu’en 2017, le Statec se basait sur son dernier recensement (un tous les dix ans), puis la population était estimée chaque année en décomptant du dernier bilan les décès et les émigrations, tout en y ajoutant les naissances et les immigrations, soit « les quatre composantes démographiques qui influent sur le nombre d’habitants ». La méthode change en 2017. Désormais, le Statec calcule le stock de population à partir du Registre national des personnes physiques, géré par le Centre des technologies de l’information de l’État, mais dont les données sont fournies par les communes.
Les deux sources sont désormais corrélées, mais les chiffres sont-ils plus fiables ? Puisque tout dépend de la politique d’enregistrement et de suivi des communes, c’est loin d’être évident. À minima, on note que la collecte des données ne sera pas uniformisée dans le pays.
Lydie Polfer reconnait que le système a connu des ratés. « Avant 2022, il suffisait de donner son adresse [au bureau de la population, ndlr] et c’était tout. » L’absence de vérification de pièces justificatives rendait l’inscription extrêmement facile. Habiter administrativement la capitale sans y vivre était un jeu d’enfant. « Nous nous sommes rendu compte de l’ampleur du phénomène pendant le Covid. La Ville avait envoyé un courrier à tous les habitants pour leur dire qu’ils pouvaient venir chercher des masques et la poste nous a retourné beaucoup de lettres, bien plus d’un millier, avec la mention ‘N’habite plus à l’adresse indiquée’. Nos services ont été vérifier sur place et, effectivement, ils ont constaté que de nombreuses personnes n’habitaient pas aux adresses qu’ils avaient déclarées. Nous les avons radiés d’office. » Cette problématique s’est invitée jusque dans sa boite aux lettres : « Un jour, j’ai reçu un courrier pour quelqu’un qui s’était inscrit à mon adresse personnelle. »
Depuis 2022, pour déclarer sa domiciliation, les propriétaires doivent présenter une facture (eau, électricité) ou un acte notarié. Les locataires doivent venir au Bierger-Center avec une copie du bail à loyer. « On peut toujours les falsifier, mais, tout de même, ça limite les abus », affirme Lydie Polfer.
Un appel à la fronde ?
Désormais, dès que la Ville a connaissance d’un faux inscrit, elle le raye des listes. « Ce sont souvent des propriétaires qui, nous interpellent lorsque, comme j’en ai fait l’expérience, ils reçoivent du courrier pour une personne qui s’est enregistrée frauduleusement chez eux. » Entre 2020 et 2024, 2 300 à 3 000 personnes ont été radiées chaque année. Une certaine proportion correspond à de vrais fraudeurs (742 en 2022, rapportait le Tageblatt à la suite d’un conseil communal), les autres sont des personnes qui ont simplement déménagé sans se désinscrire.
Au final, les combines et les imprécisions induisent nécessairement une surestimation du nombre réel d’habitants dans la capitale. Mais puisque les bonnes bases de données manquent, il est difficile d’évaluer le delta. En off, des connaisseurs du sujet avancent que le chiffre annoncé pourrait dépasser la population réelle de plus de dix pour cent. C’est invérifiable, mais ce serait énorme. Le nombre d’habitants, par exemple, pondère les subventions de l’État aux communes. Si la somme versée à Luxembourg était supérieure à ce qu’elle devrait être, les 99 autres communes seraient alors lésées.
Ce que la bourgmestre souhaite, encore une fois, c’est que les communes gardent la main sur leur politique de logement. Pourtant, dans le passé, ça n’a pas toujours été une réussite. On se rappelle de l’initiative prise en 2012 par son prédécesseur Paul Helminger, libéral lui aussi, qui avait essayé de s’attaquer au problème en axant son action sur les bureaux et commerces installés dans des logements. Une enquête avait eu lieu, mais suite à une question de procédure, les résultats n’avaient pas été publiés. « Nous n’avions pas le droit d’utiliser les données personnelles pour mener cette initiative », se souvient la bourgmestre.
La position que défend Lydie Polfer est un vrai caillou dans la chaussure du gouvernement. En s’opposant à la création de ces registres nationaux, la patronne de la capitale appelle à la défense jusqu’au-boutiste de l’autonomie communale. Est-ce un appel à la fronde ? Aucun autre bourgmestre ne contestera le fait que remplir le Registre national des bâtiments et logements sera un travail immense, qui demandera beaucoup de temps et certainement du personnel supplémentaire. Mais même le Syvicol ne va pas aussi loin. Dans son avis au premier projet de loi (décembre 2022), il liste bien plusieurs points de désaccord, mais déclare soutenir « en principe la création des registres nationaux et communaux des bâtiments et des logements. »
Le ministère des Affaires intérieures espère déposer le projet de loi « dans le courant de l’année 2026 ». Lydie Polfer souffle que si elle devait être votée, « nous n’aurons pas le choix, il faudra bien l’appliquer ».
Elle ne veut pas du Renla non plus
La bourgmestre de Luxembourg rappelle régulièrement que la Ville a acheté 200 logements en vente en l’état de futur achèvement pour un montant d’environ 200 millions d’euros. Mercredi, elle a déclaré au Land que ces logements seront placés sur le marché locatif abordable. Mais pas question de les intégrer au futur Registre national du logement abordable (Renla).
Le Renla permettra de croiser le fichier des candidats (il devrait y en avoir autour de 10 000) avec celui des logements disponibles dans tout le pays. « Aujourd’hui, chaque bailleur social dispose de sa propre liste de demandeurs. Les personnes qui souhaitent obtenir un logement abordable doivent donc multiplier les inscriptions auprès des bailleurs pour augmenter leurs chances de trouver quelque chose », explique Luis Carvalho, responsable du service Informatique, processus et données au ministère du Logement, en charge de la création du registre. Pour les demandeurs, le Renla simplifiera donc grandement les démarches administratives.
Mais Lydie Polfer juge cet outil tout à fait inutile pour la capitale. « Nos services font ce travail tous les jours, ils n’ont pas besoin d’un registre national. Je ne vois pas ce qu’il nous apporterait de plus. Et nous ne voulons pas qu’on nous impose les personnes qui vivront dans nos appartements. » Luis Carvalho assure pourtant que « le choix final reviendra toujours au bailleur, aucun locataire ne sera imposé par le Renla. » Le registre devrait être opérationnel au 1er janvier 2026. Partout, sauf en Ville.