Le Greco sera bientôt de retour au Luxembourg pour un nouveau cycle d’évaluation. Dans sa ligne de mire : La corruption dans les communes. Paru en juin, l’ouvrage de l’ancien procureur d’État de Diekirch, Jean Bour, pourrait livrer quelques pistes

Round 6

Jean Bour,  ce lundi devant sa maison  à Diekirch
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 15.08.2025

« Les uns jouent au golfe, les autres au tennis, moi je me suis dit : Elo schreifs de mol », explique Jean Bour ce lundi, sur la terrasse de son bungalow situé dans une cité paisible de Diekirch. Aujourd’hui octogénaire, l’ancien procureur d’État de Diekirch aura mis presque quinze ans à terminer l’ouvrage. Celui-ci vient de paraître aux Éditions P. Bauler sous le titre Le phénomène de la corruption au Luxembourg et pèse 750 pages. En tant que juge d’instruction, puis procureur d’État, Jean Bour estime avoir poursuivi une poignée de cas de corruption. Il se remémore une affaire qui s’est déroulée vers la fin des années 90. Un bourgmestre avait passé une grosse commande de machines de construction. « Il disait au commerçant : ‘Tu auras le marché, si tu me retournes dix pour cent pour ma poche’. Le fournisseur me dira plus tard : ‘Si je ne l’avais pas payé, il serait allé chez quelqu’un d’autre. C’est comme ça dans notre branche...’ Cette phrase je ne l’ai pas oubliée. » Jean Bour proposait au commerçant de venir le voir dans son bureau après l’audience, pour parler de manière confidentielle. « Il n’est jamais venu. »

En 1999, Jean Bour devient chef de la délégation luxembourgeoise au sein du Groupe d’États contre la corruption, mieux connu sous son acronyme Greco, où il siégera jusqu’en 2014. En juin 2001, cette émanation du Conseil de l’Europe publie son premier rapport sur le Luxembourg. En amont, les spécialistes internationaux avaient rencontré le gratin politique, judiciaire et économique qui leur assurait que la corruption était « pratiquement inexistante » au Grand-Duché. « Cela serait dû, selon eux, à la grande probité qui règne dans le secteur public, et qui, pour certains, est liée aux salaires de haut niveau perçus par les fonctionnaires », lit-on dans le rapport officiel d’alors. En somme, la prospérité des fonctionnaires assurerait leur vertu. (Si risque il y avait, ce serait que « le pays soit contaminé par des pratiques de corruption venant de l’étranger », estimaient les responsables politiques.) La plupart des interlocuteurs expliquaient au Greco que, « dans une société dans laquelle toute le monde se connaît, la corruption pourrait difficilement être dissimulée ». Les évaluateurs restaient dubitatifs. Peut-être parce qu’ils sentaient que l’argument du contrôle social dans un petit pays pouvait aussi être retourné. C’est ce qu’a fait Jean Bour, ce mercredi à la matinale de RTL-Radio : « Ween huet dann do Interêt eppes ze soen ? […] Do sinn der vill, déi soen : ‘Ech schäisse mäin Noper net un !’ »

Comme d’habitude, le Luxembourg aura bougé sous la pression internationale. Les recommandations du Greco, de l’OCDE et de l’Onu auraient « orienté la lutte contre la corruption […] dans une mesure non négligeable », écrit Jean Bour. (Dans aucun autre pays, les visites du Gafi déclenchent une telle anxiété dans les étages ministériels.) L’arsenal législatif a été considérablement renforcé ces 25 dernières années. Le gouvernement s’est largement « inspiré » du voisin français, dont il a repris une partie de la législation, notamment l’infraction de « trafic d’influence ». (Ce petit frère de la corruption, introduit en 2001, Bour le résume dans son livre : « Si tu me paies, je ferai valoir mon influence pour te faire obtenir telle ou telle décision favorable ».) L’ancien magistrat défend le Luxembourg contre le reproche d’être « un copiste servile et aveugle » ; le législateur tirerait plutôt les enseignements des difficultés d’application révélées par la jurisprudence étrangère.

Jean Bour voulait initialement retravailler le cours qu’il avait donné à l’Institut d’administration publique. Mais, d’année en année, le manuscrit s’est épaissi. Le retraité s’est efforcé de rassembler un corpus législatif toujours plus volumineux et de présenter les organes, toujours plus nombreux, luttant contre la corruption. Il en fait l’inventaire exhaustif : la Justice et la Police, le Service de renseignement et les Douanes, le CAA et la CSSF, la Commission des soumissions et le Comité de prévention de la corruption, l’Autorité de la concurrence et la Cour des comptes, l’Ombudsman et les enquêtes parlementaires... La protection des sources et le statut de lanceur d’alerte ont, quant à eux, favorisé des canaux de signalement extra-judiciaires. L’ancien procureur s’y est résigné : « Il semble qu’il faille les deux comme synergies et complémentarité ». Dans son livre, Jean Bour énumère également les infractions « voisines » de la corruption, notant que « faute de grives, on mange des merles ». Les autorités de poursuite se rabattraient souvent sur des « infractions satellites » plus faciles à prouver, comme les faux en écriture ou les abus de biens sociaux. Ces derniers constitueraient d’ailleurs souvent « des symptômes » de corruption, note Bour, puisqu’ils permettent d’alimenter les caisses noires.

Le Luxembourg revient de loin. « Par le passé, quand le beau-fils du maire repeignait l’école ou y installait le chauffage, personne n’y trouvait rien à redire », estime Jean Bour, ce lundi face au Land. « À la limite, on le félicitait d’avoir obtenu un bon prix. Mais en fait, il s’agissait d’une prise illégale d’intérêts. Et celle-ci figure dans le Code pénal depuis 200 ans. C’est quand on mélange intérêts privés et intérêt public, même sans en tirer un gain personnel. » En mode haïku, Jean Bour esquisse quinze cas sur deux pages (356-357) chrono. Tel directeur régional de Police, membre de la commission d’embauche, soutenant un candidat « qui était le mari de la cousine de son épouse » au début des années 2020. Ou telle bourgmestre, conseillère d’une société travaillant pour le compte de sa commune, « qui participe à des voyages à charge de ladite commune », à la fin des années 1980.

C’est peut-être le passage le plus réussi d’un livre qui, dans son ensemble, aurait gagné à être raccourci, restructuré et recentré. Comme souvent au Luxembourg, le texte souffre d’une carence de travail éditorial. « Je ne me suis pas freiné. Comme un peintre qui peint », a expliqué l’auteur ce mercredi sur RTL-Radio. Jean Bour a rédigé un volumineux et bigarré recueil, dont l’utilisation aurait été facilitée par un index thématique, ou du moins par une table des matières exhaustive. Ce serait probablement une bonne idée de sortir le livre dans une version électronique, qui aurait l’avantage de permettre des recherches en plein texte. Et de faire baisser le prix qui, à 128 euros, paraît prohibitif pour les citoyens lambdas auxquels Jean Bour veut s’adresser, outre les administrations, professionnels et responsables politiques. (Il précise avoir renoncé à ses droits d’auteur.)

Le charme du livre réside dans sa liberté de ton. Cela fait plus de vingt ans que le Greco pointe le « risque élevé d’infiltration par des fonds d’origine douteuse » que présente la place financière. Dès les premières pages de l’ouvrage, Jean Bour rappelle quelques vérités inconfortables. Par exemple que le Luxembourg faisait partie des « destinations privilégiées des oligarques russes », que d’anciens ministres siégeaient dans ces holdings jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, que 6,2 milliards d’avoirs ont été gelés au Grand-Duché depuis. Dans la partie « compléments particuliers » (c’est-à-dire les 281 pages qui clôturent le livre), Jean Bour aborde l’épineux problème des cadeaux. « Souvent, ils sont offerts […] à un moment où le fonctionnaire ne décèle même pas encore un lien concret […] entre sa fonction et le cadeau. C’est ainsi que l’engrenage sera mis en route. » L’ancien magistrat plaide pour « des lignes de conduite » précises et pratiques, comme c’est le cas pour les ministres, députés et hauts fonctionnaires. La question se pose pour les enseignants qui, à la fin de l’année scolaire, reçoivent des cadeaux des parents et des élèves. Il y a dix ans, le ministre de l’Éducation, Claude Meisch (DP), estimait qu’en principe, l’acceptation de cadeaux était interdite au fonctionnaire, « well him dat als Bestiechlechkeet ausgeluecht ka ginn ». Or, ajoutait le ministre, le « refus catégorique » d’un « petit cadeau ou d’une attention » risquerait de « heurter » (« widder de Kapp stoussen ») les enfants, dépassés par ces enjeux.

Le Luxembourg fait figure de bon élève. Dans le « Corruption perception index », concocté en 2024 par l’ONG Transparency International, il se hisse à la cinquième place, ex-aequo avec la Norvège et la Suisse. Publiée le mois dernier, la dernière édition de « Citizens attitudes towards corruption » (basée sur un sondage Eurobaromètre) avance pourtant des chiffres contradictoires. Les Luxembourgeois sont assez nombreux à penser que la corruption existe au niveau national (60%) et local (64%). Or, les sondés ne sont que dix pour cent à s’estimer « personnellement touchés » par ce phénomène dans leur « vie quotidienne ». (La moyenne européenne est de trente pour cent, avec un pic de 66 pour cent en Grèce.) Bizarrement, ils sont quinze pour cent à déclarer connaître quelqu’un qui « accepte ou a accepté des pots-de-vin ».

La perception publique est influencée par la médiatisation de cas présumés de corruption, de trafic d’influence ou de prise illégale d’intérêts, qui se sont multipliés au niveau communal ces dernières années. Ouverte en 2019, l’affaire « Gaardenhäischen » vient d’être classée sans suite en ce qui concerne l’ex-ministre verte Carole Dieschbourg. Mais son camarade de parti, Roberto Traversini, reste, lui, empêtre dans les ennuis judiciaires. Le renvoi de son affaire vers la chambre correctionnelle vient d’être confirmé. Autre communes, autres scandales. En 2021, le Parquet informe la presse sur une affaire de « corruption » et de « trafic d’influence » présumés visant un fonctionnaire de l’administration communale de Strassen. En 2022, on apprend que le bourgmestre de Wiltz, Fränk Arndt (LSAP), est visé par deux informations judiciaires pour « prise illégale d’intérêts » et « corruption ». (Pour Strassen comme pour Wiltz, l’instruction est « toujours en cours », renseigne l’administration judiciaire.) En juillet 2025, le Parquet annonce avoir ouvert une information judiciaire contre le nouveau bourgmestre de Differdange, Guy Altmeisch (LSAP), du chef de « corruption » et de « trafic d’influence ». À chaque fois, les affaires concernent des intérêts immobiliers. (La présomption d’innocence prime dans chacun de ces cas.)

En mars 2024, deux fonctionnaires de Hesperange ont été condamnés à respectivement sept et cinq ans de prison (assortis d’un sursis de 42 mois pour le premier et de trois ans pour le second), pour avoir détourné plus de cinq millions d’euros de fonds publics, et ceci pendant près de vingt ans. Le principal prévenu s’était excusé en audience, tout en déclarant : « Ween un der Quell sëtzt, zerwéiert sech ». Les juges retiendront « sa persévérance et son énergie criminelle » et lui certifieront un « caractère narcissique ». Le crime paie, dans le cas de ce fonctionnaire en charge des finances : Un logement au Maroc, une Aston Martin précédée d’une Porsche et d’une Bentley. Son complice se présentait, lui, comme « un simple exécutant », et regrettait avoir « fait un pacte avec le diable ».

L’affaire Henri Reding soulève des questions autrement plus systémiques. En février dernier, ce fonctionnaire communal, aujourd’hui à la retraite, a signé un jugement sur accord le condamnant à 18 mois de prison avec sursis intégral pour corruption, fraude et surfacturation de ses heures de travail. Plus d’un tiers des communes du pays étaient passées par « Monsieur Cantine » pour qu’il joue au go-between avec les firmes de restauration collective et les sociétés de nettoyage. Une activité accessoire qui lui aura rapporté 720 000 euros entre 1999 et 2017. « La plupart de ses rémunérations ont été payées sous la forme de jetons de présence, de frais de route et de bons d’achat, seule manière pour les communes de contourner […] les justificatifs de facture d’un prestataire dépourvu d’autorisation de commerce », écrivait Reporter en mai dernier. « Ma seule faute, c’était de ne pas avoir une autorisation de commerce », s’indignait Henri Reding la semaine dernière dans le Tageblatt, se plaignant d’être présenté dans la presse comme « mastermind criminel ». Et de marteler : « D’Politik wosst Bescheed. » Aucune des 35 communes n’aura dénoncé leur prestataire de services. Dans une réponse récente à une question parlementaire, le ministre des Affaires intérieures, Léon Gloden (CSV), tente de rassurer : L’affaire aurait été « unique en son genre et dans son envergure ».

Le Luxembourg est passé par cinq cycles du Greco. Le sixième débutera en septembre, et il touchera un point névralgique : Les communes ou, pour rester dans la terminologie du Greco, la « prévention de la corruption et promotion de l’intégrité au niveau infranational ». Lors de sa création en 1999, le Greco avait décidé de faire débuter ses évaluations « par le haut », dit Jean Bour, c’est-à-dire au niveau des ministres, des députés et des magistrats. « On pourrait supposer que c’est bien pire au niveau communal, à cause de la proximité et de la méconnaissance des règles », avance l’ancien magistrat. Les maires, échevins, conseillers et fonctionnaires communaux sont évoqués en marge de son ouvrage. Par exemple lorsque Bour relève la multiplication de « décisions retoquées par le ministre de l’Intérieur prises par des autorités communales dans le cadre de la nomination de collaborateurs avec des qualifications ne correspondant pas à celles prévues par l’appel de candidature ». Voici qui pourrait « susciter des questions », note l’auteur.

Le sixième cycle devrait accélérer la réforme de la loi communale. Déposé en juillet 2022 par Taina Bofferding (LSAP), ce projet de loi végète en commission parlementaire. L’avis du Conseil d’État n’est tombé qu’en novembre dernier et contient une demi-douzaine d’oppositions formelles. (Léon Gloden promet que les amendements seront encore déposés cette année-ci.) Les ministres, députés, hauts fonctionnaires, conseillers d’État ont chacun leur code de déontologie. Tout comme les magistrats dont la conduite, également en-dehors de leur fonction, doit faire preuve de « délicatesse », de « discrétion », de « prudence » et de « modération ». Mais il manque toujours un code pour les édiles locaux.

Le projet de loi de Taina Bofferding énonce des principes déontologiques pour les élus communaux (inspirés par ceux des députés) et propose d’introduire une déclaration d’intérêts et du patrimoine immobilier (détenu sur le territoire de la commune). Celle-ci doit être remplie tant par l’élu local que par son conjoint ou partenaire. L’exigence va plus loin que celles auxquelles sont soumis les députés et ministres, mais, estime le Conseil d’État : « Cette extension se justifie au regard des compétences qui reviennent aux instances communales ». La commune est en effet l’endroit où le pouvoir politique rencontre les intérêts immobiliers et fonciers. Par leurs décisions, les édiles locaux font et défont les plus-values. L’accès à la déclaration du patrimoine immobilier reste cependant très restreint. Selon le projet de loi, ce document peut être consulté par les conseillers communaux à la mairie, mais « ne peut être copié, reproduit, distribué ou publié ».

Bernard Thomas
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