Il est fait d’hommes et de femmes, dans une posture quasi archétypale, d’animaux, pris dans leur élan

Le théâtre de Balkenhol

d'Lëtzebuerger Land vom 21.05.2021

On aurait tendance à imaginer que les choses se sont passées de la sorte. Au passage des années 1970 et 80, Stephan Balkenhol, après quelques temps de l’enfance ou adolescence passés à Luxembourg, est à Hambourg, à l’École des beaux-arts, et ses études l’amènent à être l’assistant d’Ulrich Rückriem. S’il est resté attaché à la tridimensionnalité, il se serait pour le reste radicalement coupé du maître. Choisissant le bois contre la pierre, délaissant une démarche qualifiée volontiers de conceptuelle et de minimaliste, des blocs coupés et recomposés, pour un retour à la figuration. Balkenhol, dans l’art contemporain, c’est la revivification de la représentation humaine dans la sculpture, ronde-bosse et relief, la réactualisation d’une longue tradition (il n’y a qu’à revoir son bonhomme dans la tour de l’église en face du Fridericianum à Kassel, ce n’était pas allé sans mal, ni sans protestation lors de la Documenta en 2012).

On retrouve ses bonshommes dans la galerie Nosbaum Reding, ils sont quatre, debout, dans leur posture archétypale, les bras le long du corps, croisés des fois devant la poitrine, ou carrément dans les poches, debout donc la plupart du temps sur le bloc de bois wawa (d’origine africaine, proche de la couleur de la peau, très propice au travail), dont ils ont l’air de sortir, de s’élever ; plus anecdotiquement, l’un d’entre eux a les pieds posés sur deux voitures. L’artiste nous a habitués à leurs pantalon noir et chemise blanche ; là, c’est plus varié, avec une chemise à rayures bleues et noires, il est vrai que le titre indique Harlekin, et il se trouve placé sur un tréteau ou plateau. Rien d’autre pour le caractériser davantage, il en va de même pour la seule femme, en ronde bosse, de l’exposition, dans son costume noir qui laisse libre une bonne partie des jambes, elle a le bras gauche porté à la taille.

Les reliefs, il en est trois dans la galerie, donnent des visages, quasiment de face, on y chercherait peut-être plus facilement une expression individuelle, mais ce n’est guère le propos de Balkenhol. Et l’on fera bien de laisser toute velléité psychologique, pour s’intéresser au travail même du sculpteur, aux traces inscrites dans le bois par les gouges, ciseaux et autres instruments, les éclats, échardes, fragments apparents, même sous la peinture. Un peu comme si l’on continuait à voir le sculpteur à l’œuvre.

En passant, on aura vu ainsi ce qui fait la qualité et le succès de l’art de Stephan Balkenhol : cette lecture du processus de création même (signe de modernité pour Adorno) dans une sculpture où le public n’est pas dépaysé, au contraire (il ne l’est pas plus pour les animaux, fixés, figés dans leur élan, cheval ou même éléphant). Cela, avec une tendance constante pour les personnages, et ne serait-ce que l’emploi du socle, de rehaussement, voire d’élévation, fait qu’elle est très bien aussi accueillie dans l’espace public. Jusqu’au point des portraits grand-ducaux du Mudam, ni sur le monument à Jean Moulin (en bronze) dans la salle des pas perdus de la gare de Metz (c’est là que le décès du résistant a été constaté officiellement, en juillet 1943, le corps torturé, meurtri en route pour l’Allemagne).

Même Jean Moulin est à peine identifiable. Stephan Balkenhol, décidément, si ses personnages sont nos contemporains, en reste à leur appartenance au genre. À l’opposé par exemple, dans la démarche comme dans la technique, d’une Karin Sander interrogeant à coups d’ordinateur, de 3D-Body scans, depuis 1997, ce que le portrait peut signifier de nos jours. Et renouant dans la tridimensionnalité avec l’ambition documentaire du photographe du même nom, August.

Mes sculptures, dit Stephan Balkenhol, on s’y reflète comme on s’y projette. Dans un face à face où l’on peut se demander de quel côté le regard s’avère plus scrutateur. Et puisque notre point de départ à été du côté de Rückriem et du Kirchberg, en conclusion, mettons-nous devant l’une de ses sculptures jalonnant telle promenade, une sorte d’oratoire abstrait, Bildstock dit la langue allemande, mais la statue y fait défaut ; une surface polie réfléchit peut-être votre personne, autre face à face, et rappelons encore la sculpture que Balkenhol avait mise, Man in Tower, en haut de l’église de Kassel, en en faisant une autre sorte d’oratoire, haut perché, au grand dépit de la commissaire de la Documenta.

L’exposition de Stephan Balkenhol dure jusqu’au 12 juin à la galerie Nosbaum-Reding

Lucien Kayser
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