Théâtre

Une atroce solitude

d'Lëtzebuerger Land vom 08.02.2013

Face à une première partie, très clinquante mais douteuse, truffée de gags et d’accessoires qu’on croit inutiles de prime abord, à la limite du supportable, à vrai dire – comme face une mauvaise blague théâtrale, on sent le désastre, au point de vouloir compter les minutes sur le stopper digital, installé en fond de scène. Mais c’est comme si tout était prévu, tout est prévu d’ailleurs, une ambiance glamrock, les tubes de Bowie, on plonge dans une ambiance désespérément joyeuse qui affirme néanmoins complètement l’univers de Copi. Cet auteur argentin, de son vrai nom, Raùl Damonte Botana, s’est vite approprié la langue française en arrivant à Paris, tout en passant par les dessins caricaturaux pour Hara-Kiri ou Charlie Hebdo ou encore pour Le Nouvel Observateur, figure de proue du mouvement gay des années 70/80 et ami de Alejandro Jodorowsky et de Jérôme Savary. Un homme initié très tôt à l’écriture et au dessin, passionné de théâtre, Copi a rapidement su créer son propre langage pour le théâtre, incisif et grotesque en même temps, à l’image de ses caricatures, il a également su mettre en place un univers excentrique, une réalité triste dépeignant des personnages profondément solitaires, qui valsent violemment avec une fin inéluctable, leur propre mort – ici, avec un gigantesque frigo qui happera tout le mal... ou pas. Copi est mort en 1987 des suites du sida. Il dira de cette pièce, écrite et montée en 1983, au Théâtre Fontaine à Paris, qu’il s’agit de l’histoire de la journée d’une personne extrêmement solitaire qui reçoit comme cadeau d’anniversaire, le jour de ses cinquante ans, un réfrigérateur gigantesque de la part de sa mère. Et ce frigo noir trônera là, en milieu de scène, au fond d’abord tout le long de la pièce, tout en s’avançant peu à peu, à la fin, une présence lourde de sens.

Le personnage en question est incarné par David Talbot, comédien français, qui livre un cliché absolu du vieux travesti esseulé dans son appartement. Et tout d’abord, il propose mille et une singeries, un défilé, des communications téléphoniques absurdes, une scène de viol, qui se veut drôle mais qui amorce le drame. Ce drame contenu dans le texte et le contexte de l’auteur, dans une grande première partie, jusqu’a l’arrivée de la mère, que Talbot incarne également (comme d’ailleurs de tous les personnages) on ignore tout de la direction que va prendre la pièce. On découvre des personnes cruels, froids, qui circulent autour de ce travesti quinquagénaire qui, lui, ressasse ses démons, ses soirées passées de viols collectifs consentis et successifs, ses défilés de mode, son autobiographie qu’il est en train d’écrire et le suicide qu’il planifie avec comme cercueil, le frigo et épitaphe, un « je suis déçu de la vie et de ses espérances ».

La mise en scène de Baldassare est très risquée, avec des éléments superflus, (concert en playback de Ashes to Ashes de David Bowie ou personnage énigmatique à longue perruque noire se vautrant autour du frigo). Un risque d’autant plus grand, face à un texte qui s’avère être très profond et contractuel. Au fil des scènes, on voit évoluer cet homme, dépourvu d’amis chaleureux, avec comme seul compagnon un chien, avec une mère atroce et une bonne stupide et cruellement, une psy (la doctoresse Freud) – personnages tous joués par le même David Talbot (jeune mais remarquable par sa flexibilité d’esprit et de corps). On sent bien que tout n’est que le fruit de l’imagination de cette drôle de personne, une imagination qui découle d’une atroce solitude. Mais cette étrange farandole de fantômes porte ses fruits, tout simplement parce que Baldassare a su développer (soutenu par le jeu du comédien) un contraste très net entre le passé de cet homme ou ses élucubrations – ce qu’il a représenté aux yeux des autres ou ce qu’il aurait voulu représenter et puis ce qu’il devient, tout juste avant la fin qui arrive, inéluctable : glissant par le biais d’une longue danse lancinante autour d’une barre verticale (pole dance), dans la peau d’un être innocent et libre, s’attachant à un rat imaginaire (ou non) comme unique âme sœur, tout juste avant de s’endormir. Et ce qui est libérateur, presque jouissif, c’est que toute interprétation reste permise, à l’issu de cette pièce. L’essentiel a été transmis : le désespoir cruel d’un être humain esseulé et malade dans un contexte sociétal déshumanisé.

Karolina Markiewicz
© 2024 d’Lëtzebuerger Land